Rendez-vous annuel du restructuring, Deloitte a publié son rapport sur l’analyse des défaillances en 2021. Observant un niveau historiquement bas des faillites, Deloitte a questionné, analysé, décortiqué les chiffres et le contexte pour en tirer des perspectives de marché. Au-delà, le cabinet se projette dans la transposition de la directive communautaire et utilise ses études statistiques pour proposer des clés de lecture des prochaines restructurations. Interview de Jean-Pascal Beauchamp, associé au sein de l’activité Restructuring Financier, Christopher Guerner, associé en charge de l’offre Distressed M&A et Mohamed Salmy, Manager.
Mayday : Au-delà de la baisse du nombre des faillites, quels sont les principaux enseignements de votre étude ?
Mohamed Salmy : La baisse des procédures judiciaires de 12% par rapport à 2020 et de 50 % si l’on compare à 2019, nous permet d’enregistrer le niveau de faillites le plus bas depuis 25 ans. Nous observons une diminution plus marquée des emplois menacés, de 28% par rapport en 2020 et de 46 % par rapport à 2019, et nous passons en dessous du seuil symbolique des 100.000 emplois menacés.
De façon opposée, les procédures amiables augmentent fortement (+48%) alors que les emplois concernés par celles-ci chutent de -60%, illustrant de façon inédite le recours plus important aux procédures amiables par des entreprises de petite taille et traduit une diffusion et une application de la culture de la prévention, de façon inédite pour les entreprises de petite taille.
Christophe Guerner : Dans le contexte d’une baisse généralisée, tant sur le nombre de défaillances, que sur celui des emplois menacés au plan national, la part des emplois menacés représentée par les entreprises de moins de 20 employés a malgré tout augmenté de 15 points entre 2020 et 2021.
Dit autrement, l’essentiel de la baisse des emplois menacés se concentre sur les défaillances liées aux entreprises de plus de 20 salariés car le nombre d’emplois menacés pour les entreprises de moins de 20 salariés n’a quasiment pas diminué (-1,1%) alors que le total des procédures toutes tailles confondues a diminué de 28%.
Mayday : Nous comprenons que cette chute des faillites, qui s’inscrit dans le contexte d’une économie particulièrement perturbée, s’explique par les aides reçues par les entreprises pendant cette période. Cependant, une partie de ces aides, notamment les PGE, devra être remboursée et une partie est déjà exigible. Comment anticipez-vous cette période post covid ?
Jean-Pascal Beauchamp : Il faut rappeler qu’il y a eu 784.000 PGE octroyés à 671.000 d’entreprises représentant un montant total de 147 milliards d’euros à fin janvier 2022. 90% de ces PGE ont été distribués entre mars et juin 2020 et seuls 10% ont été distribués en 2021.
Cela étant, la moitié de la masse des PGE octroyés l’a été pour des montants inférieurs à 45.000 euros. Puisque ces derniers correspondent à maximum 25% du chiffre d’affaires des entreprises, cela signifie que la moitié des PGE octroyés concerne des sociétés de moins de 200.000 euros de chiffre d’affaires.
L’enjeu va donc se situer au niveau des TPE et concernera moins les grands groupes qui peuvent disposer d’outils de monitoring plus importants et pourront anticiper.
CG : A ce titre, la médiation du crédit peut être sollicitée gratuitement pour les entreprises qui bénéficient de PGE inférieurs à 50.000 euros. Au-delà de 50.000 euros, il faut s’adresser à un conciliateur. Mais il faut faire attention à l’impact que cela peut avoir sur votre cotation banque de France et donc sur les encours fournisseurs, corrélativement sur le BFR et la tréso, outre les capacités d’emprunt.
JPB : Il faut être vigilant sur cet aspect, car la baisse de la cotation d’une filiale d’un groupe peut impacter l’ensemble des sociétés composant l groupe …pour une durée qui sera celle du ré-échelonnnement sollicité et accordé.
Mayday : Au remboursement des dettes Covid s’ajoute les conséquences économiques des nouvelles crises mondiales et particulièrement des blocages de matières en Chine et de la guerre en Ukraine. Quelles sont selon vous les perspectives des prochains mois ?
JPB : Alors que l’économie française était repartie avec une croissance soutenue, nous devons maintenant composer avec des ruptures de matières premières, des difficultés d’approvisionnement notamment énergétiques et alimentaires, une inflation qui pourrait être durable, outre une guerre sur le périmètre européen.
Premières conséquences, Les marchés financiers deviennent plus volatiles et regagnent en prudence, tandis que les IPO apparaissent pour partie grippées, les valorisations d’entreprises reviennent à des seuils plus raisonnables sur un marché du M&A qui ralentit.
CG : La prudence des investisseurs freine certains projets ambitieux qui auraient besoin de capitaux pour se déployer et impacte la croissance.
JPB : En conséquence de quoi, nous pensons que, dans ce contexte et dans l’hypothèse d’un arrêt des aides publiques à compter de juin 2022 pour les PGE notamment, nous pourrions connaitre une croissance des faillites dans les prochaines années, dont le niveau rattraperait voire dépasserait celui observé en 2019. Nous n’anticipons pas de tsunami, mais plutôt une marée montante.
Ce qui est certain est que l’actualité fait apparaitre plusieurs variables anxiogènes qui se combinent et qui commandent donc aux chefs d’entreprises d’anticiper au maximum et de mettre en place des outils de pilotage basés sur des BP les plus prudents et réalistes possibles. Or, bien qu’il subsiste encore beaucoup de liquidités sur le marché, Les banques, soumises aux règles prudentielles, voient leur exposition s’accroître et pourraient donc les conduire à restreindre l’accès aux nouveaux financements.
Plus que jamais, les entreprises doivent donc anticiper et ne pas se laisser anesthésier par l’effet PGE.
Mayday : La transposition en droit français de la directive communautaire en matière d’insolvabilité commande de pouvoir évaluer la valeur des sociétés en procédures collectives en fonction des différentes scenarii de continuation, de cession ou de liquidation. Comment comptez-vous vous y prendre ?
JPB : L’évaluation d’actifs en phase liquidative repose sur des méthodes relativement normées et bien maitrisées par les liquidateurs.
Ce qui est nouveau est, en effet, que la transposition de la directive du 20 juin 2019 sur la restructuration et l’insolvabilité des entreprises amène les tribunaux à demander l’évaluation d’une entreprise en plan de cession. Aujourd’hui, nous constatons qu’il n’existe pas de documentations publiques et historiques analysant l’ensemble des plans de cession au niveau national avec cet objectif d’avoir et de proposer une logique d’analyse en comparable du prix de cession par rapport au chiffre d’affaires. Le chiffre d’affaires nous semble ici un indicateur plus pertinent que l’EBITDA qui, en restructuring, est bien souvent négatif.
Pour cette raison, notre équipe a réalisé de manière inédite cette analyse, à travers un échantillon à date de 376 jugements sur la période de 2016 à 2021, sur l’intégralité des 991 plans de cession arrêtés par les tribunaux de commerce pour les entreprises de plus de 3m€ de chiffre d’affaires.
Notre analyse est basée sur des entreprises dont le chiffre d’affaires est (i) supérieur à 40m€, (ii) compris entre 40m€ et 20m€, (iii) compris entre 20m€ et 10m€ et (iv) compris entre 10m€ et 3m€.
Dans notre étude, nous mettons en avant les principaux points suivants :
- en moyenne, le prix de cession offert représente 3% du chiffre d’affaires de la cible ;
- les secteurs des activités financières & d’assurance (15,4%), de l’agriculture (12,4%), de l’hébergement, restauration et débits de boissons (6%), de l’industrie (3,6%) et des services aux entreprises (3,4%) enregistrent un prix de cession par rapport au chiffre d’affaires supérieur à la moyenne de l’échantillon ;
- en moyenne, 70% des effectifs sont repris ;
- les congés payés et autres avantages acquis sont repris en tout ou partie dans 88% des cas.
Notre analyse sur les plans de cession sur la période 2016-2021 confirme que les valorisations offertes par les repreneurs sont relativement basses au regard du chiffre d’affaires des cibles avec des variations qui peuvent apparaître significatives notamment en fonction des secteurs retenus. Notre analyse se poursuit de manière à viser un échantillon proche de la totalité des jugements et permettre d’avoir une vision plus exhaustive des comparables (CA, secteur, effectif, prix, région, nature des repreneurs, etc.).
S’agissant des plans de sauvegarde et de continuation, nous avons évalué les chances statistiques que celui-ci se déroule comme prévu dans le plan, afin d’avoir un indicateur permettant d’ajuster la valeur de l’entreprise. Nous montrons dans l’étude que sur 100 entreprises en procédure de sauvegarde, cinquante bénéficieront d’un plan. Parmi celles-ci, 40 % iront au bout de leur plan de sauvegarde. En revanche, sur 100 entreprises en procédure de redressement judiciaire, vingt seulement adopteront un plan. Parmi celles-ci, 60 % iront au bout de leur plan.
Ces données seront également pertinentes dans l’évaluation d’une entreprise en activité, lorsqu’elle se trouvera en période d’observation en procédure de sauvegarde ou de redressement judiciaire, au regard des perspectives respectives d’obtention et d’achèvement d’un plan. La pratique permettra d’asseoir dans le temps les sujets relatifs à la valorisation d’entreprise en activité dans le cadre de l’application du Best Interest Test of Creditors, sachant que le socle incontournable de toute évaluation reste l’IBR qui sera établi pour les besoins de la procédure. En conséquence, en amont même de toute discussion sur les méthodes d’évaluation à retenir dans le cadre de l’application de l’ordonnance, le point critique et stratégique réside dans l’élaboration de l’IBR.
Propos recueillis par Cyprien de Girval