Mayday publie les Mayday talks, une série de podcasts originaux conçus par Mayday. Un Mayday talk c’est une discussion autour d’un thème lié au retournement avec deux invités. Cette semaine nous sommes heureux d’interviewer Ariane Olive et Pierre Léo Jeanmougin, avocats associés chez Spark Avocats. Ariane Olive est spécialisée en private equity alors que Pierre Léo Jeanmougin est spécialisé en restructuring. Aujourd’hui, nous évoquons l’appréhension des risques liés au restructuring dans l’audit d’acquisition d’une entreprise in bonis.
Mayday : Nous nous situons donc côté acquéreur et nous auditons une entreprise qui n’est pas en procédure collective. Nous savons que l’un des enjeux lorsqu’une procédure collective est ouverte est le possible report de la date de cessation des paiements qui fait apparaitre une période dite « suspecte » et peut entrainer l’annulation de certains actes conclus pendant cette période. Pouvez-vous nous décrire plus précisément ce qu’est la période suspecte ?
Pierre Léo Jeanmougin : La période suspecte est un concept assez simple, c’est toute la période qui précède l’ouverture d’une procédure soit de redressement judiciaire, soit de liquidation judiciaire et qui court de la date où l’on constate l’état de cessation des paiements d’une entreprise, et la date de l’ouverture par jugement du tribunal de commerce de l’une des deux procédures évoquées. L’état de cessation des paiements, en revanche, est une notion un peu plus complexe à appréhender, même pour les professionnels du restructuring. Classiquement, juridiquement, c’est la constatation que l’actif disponible est inférieur au passif exigible, ce qui veut dire que sur mon compte bancaire, je n’ai pas une trésorerie suffisante pour payer mes créances exigibles, c’est-à-dire celles qui ne font pas l’objet d’un moratoire ou d’un échelonnement.
Mayday : Dans quel scénario peut-on envisager d’auditer une entreprise avec le prisme de la période suspecte ?
Ariane Olive : Nos clients envisagent des acquisitions de titres, d’actifs isolés, de branches autonomes ou de fonds de commerce. On sait qu’il est très important, même si la société concernée n’est pas, à l’heure où on la regarde, dans un état de cessation des paiements, de regarder son environnement, et notamment ses sociétés sœurs, et d’anticiper l’hypothèse d’une procédure collective au sein d’un groupe de sociétés donnés. On s’aperçoit qu’il faut vraiment acculturer nos clients, qui sont souvent assez effrayés par la procédure collective, et notamment par les questions de nullité de la période suspecte qu’ils maîtrisent souvent assez mal, ce qui est normal. Cette sanction de la nullité est suffisamment forte pour qu’on attire leur attention sur ce sujet. En effet, elle est susceptible, dans l’absolu, même si elle est assez rarement mise en œuvre en pratique de remettre en cause leurs opérations. Donc c’est dans le cadre de la cartographie générale des risques de l’opération, y compris des risques qui n’ont rien à voir avec la procédure collective, que l’on attire leur attention sur ces sujets. Nous essayons d’évaluer avec eux les risques, c’est tout le rôle de Pierre Léo dans ces dossiers, et de leur proposer ensuite des solutions.
Mayday : Quels sont les principaux points de vigilance à avoir si on envisage que la cible puisse tomber en procédures collectives avec un risque de report de la date de cessation des paiements ?
PLJ : Avant de commencer, peut-être un point un peu plus juridique sur les nullités de la période suspecte. Effectivement lorsqu’Ariane m’appelle, c’est parce qu’elle a identifié des problématiques de cessation des paiements, ou de risques de passifs latents. L’objectif est donc de sécuriser l’opération, et que la reprise pour le client se passe le mieux possible donc sans risque de remise en cause. C’est le sujet juridique au moment où j’interviens. Il y a deux types de risques de nullité. D’une part, les nullités dites de plein droit, qui concernent pour la matière qu’on évoque aujourd’hui soit les actes translatifs de propriété d’actifs mobiliers ou immobiliers à titre gratuit, soit les contrats commutatifs déséquilibrés, donc à vil prix ou à prix lésionnaire conclus au cours de la période suspecte. Le second type de nullités sont les nullités dites facultatives qui sont laissées à l’appréciation du tribunal de commerce. Ce sont tous les actes à titre onéreux, qui peuvent donc être passés dans des conditions normales mais conclus avec un cessionnaire qui avait connaissance de l’état de cessation des paiements de la société. On a beau avoir un acte parfaitement normal, avec un prix normal et des conditions normales, la connaissance de l’état de cessation des paiements par l’acquéreur, donc le cas échéant par notre client, créé un risque de nullité de l’acte en question.
Mayday : Cela veut donc dire que si vous auditez une entreprise et que vous avez connaissance de son état de cessation des paiements, vous ne dites rien ?
PLJ : Si on veut racheter seulement le fonds de commerce d’une société, c’est à dire seulement l’actif déconnecté de son passif, si nous avons connaissance dans la documentation qui nous est transmise comme les derniers comptes d’un état de cessation des paiements, il se peut que depuis les derniers comptes la situation ait été régularisée. Donc nous ne rentrons pas dans un audit complémentaire pour, justement, ne pas se voir reprocher d’avoir « trop audité », mais dans cette hypothèse on va demander une attestation d’absence d’état de cessation des paiements. C’est souvent une déclaration dans l’acte que l’on va sécuriser de façon complémentaire en demandant au cédant une attestation d’absence de cessation des paiements, généralement aussi certifiée par son expert-comptable.
Ensuite, sur ce type de dossier, nous avons des points de vigilance, notamment le prix. Nous allons donc inciter notre client à nous expliquer comment le prix a été valorisé, pour voir si, effectivement, nous sommes sur une valorisation ou une méthode de valorisation normale pour ce type d’activité. Ensuite, nous allons regarder les autres conditions de l’acte de façon un peu plus fine, pour voir comment sont traités certains contrats. Je pense notamment à tous les contrats où il y a des dépôts de garantie, donc par exemple les baux, pour voir s’il y a bien des remboursements de dépôt de garantie qui sont effectués, puisque le dépôt de garantie est une créance sur le bailleur. Dès lors qu’elle n’est pas compensée, c’est un actif. Nous vérifions donc tous ces petits points dans le détail pour, le cas échéant par la suite, pouvoir démontrer que l’acte qui a été passé en période suspecte l’a été aux meilleures conditions, c’est-à-dire au bon prix et aux conditions normales entendues sur le marché.
Mayday : Pour être sûr de bien comprendre, la période suspecte est la période entre l’état de cessation des paiements et l’ouverture d’une procédure collective. Cela veut dire que l’on peut acquérir un actif alors que l’entreprise cédante est en état de cessation des paiements, si cela a été fait dans des conditions normales de marché. Mais doit-on s’assurer qu’elle n’est pas en état de cessation des paiements ?
PLJ : Nous nous assurons qu’elle ne l’est pas. Mais comme un doute peut subsister, nous vérifions les autres points. Si on a la preuve qu’elle est en état de cessation des paiements, et que tout le monde souhaite continuer l’opération malgré les avertissements des conseils, en tant qu’avocats, nous présentons le risque et ensuite nous renforçons la cession en conseillant un vrai rapport de valorisation par un expert tiers, pour avoir la preuve que la valorisation est de marché. Après, nous nous inscrivons dans un environnement différent si nous travaillons sur la cession d’une des branches d’activité d’une société ou sur la cession de l’intégralité du fonds de commerce. En effet, la cession de l’intégralité du fonds de commerce va priver la société de son activité et si le prix de cession ne permet pas le règlement de l’intégralité du passif, elle va forcément déposer le bilan et demander l’ouverture d’une liquidation. En revanche si c’est une cession partielle de branche d’activité, le prix de cession que l’on va lui verser va lui permettre de poursuivre ses autres activités donc le risque est moindre.
Mayday : Donc le premier point pour se protéger, c’est d’être capable de justifier une valorisation de marché par des tiers pour démontrer que le prix de cession est normal. La deuxième étape est de prouver que l’on n’est pas en état de cessation des paiements ou qu’on ne le savait pas.
AO : Oui, s’il y a un risque, nous avons déjà eu des dossiers dans lesquels nous étions du côté des cédants. Les acquéreurs craignant fortement l’état de cessation des paiements, nous ont demandé de solliciter l’ouverture d’une procédure de conciliation pour pouvoir procéder à l’acquisition d’un fonds de commerce, qui n’était pourtant qu’une acquisition partielle, dans le cadre de la conciliation. La société cédante que nous représentions était une société qui maintenait d’autres activités après avoir cédé cette branche-là. Donc il y a aussi la possibilité, après avoir vérifié le risque et s’il s’avère fort, de continuer l’opération pour l’acquéreur mais dans un cadre légalement sécurisé, comme une procédure de conciliation.
Mayday : Qu’est-ce qu’apporte la procédure de conciliation dans la sécurité juridique de l’opération ?
PLJ : La conciliation a comme grande vertu d’être confidentielle et accessible aux entreprises qui ne sont pas en état de cessation des paiements depuis plus de 45 jours mais qui peuvent donc l’être. A l’issue de cette dernière, un accord est constaté ou homologué par le tribunal sous réserve de l’absence d’état de cessation des paiements. L’homologation d’un accord purge la question de l’état de cessation des paiements, et donc permet d’éviter toute action en nullité si même par la suite il y a une procédure de redressement ou liquidation judiciaire. En effet, la date de cessation des paiements ne peut pas être remontée antérieurement à la date d’homologation. C’est parfaitement envisageable dans le cadre d’une cession partielle de fonds de commerce, plus rarement pour une cession totale, parce que l’on sait que la cession totale aboutit à une liquidation judiciaire. Ce n’est pas non plus inenvisageable dans la mesure où l’on peut céder en conciliation et en parallèle, mener une négociation de remises avec les créanciers. Cette double action permet donc de sortir la société en liquidation amiable dans le cadre d’une conciliation. Cela permet aussi d’organiser la cession d’une filiale d’un groupe, la holding peut être en conciliation et céder sa filiale.
Mayday : La conciliation peut donner lieu à un accord constaté ou homologué. Quelles sont les grandes différences entre les deux types d’accords ? Protègent-ils de la même façon ?
PLJ : L’accord constaté par le président du tribunal de commerce lui donne force exécutoire. L’accord homologué par le tribunal est nettement plus protecteur car il permet de purger l’état de cessation des paiements qui ne peut pas remonter avant cette date.
Mayday : On comprend que lorsqu’il y a une sorte de « zone grise » où on n’a pas la certitude que l’on est en état de cessation des paiements, le fait d’ouvrir une procédure de conciliation qui aboutit à un accord homologué protège. Si jamais on ne souhaite d’aller jusque-là, peut-on intégrer les créanciers qui pourraient s’opposer à une cession à une discussion ? Quelles sont les autres mesures de protection ?
AO : Les dirigeants de sociétés in bonis sont très enclins à considérer que la difficulté est dans un caisson étanche. Ils partent du principe que comme elle n’est pas dans leur périmètre, elle ne va pas les impacter. Il y a beaucoup de travail à faire pour leur faire comprendre que ce risque n’est pas uniquement théorique et doit pouvoir être géré. Concernant les autres solutions, on peut en effet obtenir l’accord sur la cession d’un ou des créanciers, soit les principaux, soit ceux intéressés directement. Il y a également tout ce qui va tourner autour des organes sociaux du cédant ou de la mère du cédant, dans ce cas-là nous pouvons obtenir l’accord des actionnaires sur la cession de la fille, ou les fonds de commerce de la fille. Il y a également la possibilité, compte tenu de la teneur du prix, de prévoir un séquestre sur le prix, et permettre à ce séquestre d’absorber l’éventuelle solidarité qu’on pourrait avoir dans le cadre de la cession du fonds de commerce avec un cédant en difficulté. Le sujet sur ce séquestre, comme le disait Pierre Léo, c’est la valorisation du prix. Lorsque les prix sont très bas, ce qui arrive, l’outil du séquestre s’avère relativement peu opérant. A côté de cela, on peut avoir des prix très faibles de fonds mais racheter des stocks qui peuvent chiffrer en millions. Il peut donc y avoir des décorrélations de ce type qui rendent le séquestre du prix inefficace. L’attestation du cédant sur l’absence de cessation des paiements évoquée par Pierre Léo tout d’abord est également un outil complément. Il peut cependant y avoir des décalages en termes de jour entre la date à laquelle elle est émise et la date du closing.
PLJ : Nous proposons à nos clients toutes ces mesures si nous avons des craintes sur un dossier. Cela rend difficile parfois leur adhésion et in fine, ce sont eux qui décident si, par exemple, nous sollicitons l’ouverture d’une conciliation. Le deuxième point c’est le prépack cession si la société est éligible à la conciliation, afin de lui permettre de rechercher des repreneurs. Le prépack cession est la préparation en conciliation, donc dans une procédure confidentielle, d’un plan de cession qui sera adopté en redressement judiciaire. Le conciliateur reçoit les offres en conciliation puis une procédure de redressement judiciaire est ouverte avec un délai très court jusqu’à l’audience d’examen des offres qui permet de limiter l’impact du redressement judiciaire sur le portefeuille clients et le crédit fournisseurs. Cette procédure permet au tribunal de prononcer une cession rapide. Du côté acquéreur cela reste une procédure concurrentielle où nous sommes confrontés à d’autres repreneurs.
Mayday : Avez-vous souvent observé un report de la date de cessation des paiements après l’ouverture de la procédure collective ? Y a-t-il des repères que nous pourrions observer ?
PLJ : J’ai vu peu de reports. En revanche, la fixation de la date de cessation des paiements dès l’origine par le tribunal remonte généralement aux premières inscriptions depuis un an. C’est très dangereux pour les entrepreneurs, parce qu’il y a eu beaucoup de mesures de recouvrement forcées de la part de l’URSSAF qui ont été engagées, avec des inscriptions très anciennes (pour certaines pré Covid) mais qui restent inscrites puisqu’il n’y a pas eu de règlement depuis. Donc les tribunaux ont tendance à reporter la date de cessation des paiements au maximum à la première inscription, voire à 18 mois qui est la durée maximale à laquelle la cessation des paiements peut être remontée.
Par Cyprien de Girval