En ce début d’année 2022, le Conseil National des Administrateurs et Mandataires Judiciaires se prévaut d’un nouveau président pour un mandat d’une durée de deux ans. Succédant à Christophe Basse, mandataire judiciaire au sein de l’étude Les Mandataires, c’est désormais Frédéric Abitbol, administrateur judiciaire au sein de l’étude Abitbol & Rousselet qui relèvera ce défi. L’occasion pour Mayday de donner la parole à ces deux figures des entreprises en difficulté, afin de faire un point sur l’année écoulée et les projets à venir.
Mayday : quelles sont les statistiques des procédures collectives à relever pour l’année 2021 et comment les interpréter pour l’année 2022 ?
Christophe Basse : L’année 2021 a été encore plus faible que 2020 en terme du nombre de procédures, nous notons toujours la même proportion de dossiers impécunieux (supérieur à 85%), mais nous constatons une hausse des procédures de prévention, principalement des petites structures qui veulent bénéficier des mandats ad hoc et des conciliations. Ce phénomène est très intéressant car il est établi que le taux de réussite de ces procédures avoisine les 80%.
Frédéric Abitbol : 27.000 procédures collectives ont été ouvertes en 2021. Au total, ces entreprises employaient 72.000 personnes. C’est un plus bas historique : en rythme long, les procédures collectives concernent en moyenne entre 200.000 emplois en période basse, et 300.000 emplois en période de crise. Une baisse aussi importante, c’est tout simplement du jamais vu. Ces chiffres, par ailleurs, doivent être complétés d’un autre dont on ne parle pas assez : les procédure collectives permettent, globalement, la sauvegarde des deux tiers des emplois concernés. Contrairement au ressenti collectif, les licenciements économiques pour cause de faillite ne sont pas, et n’ont jamais été une des causes principales du chômage dans notre pays.
En entrant d’avantage dans le détail, on relève une corrélation parfaite entre l’augmentation de la taille des entreprises et leur capacité à anticiper leurs difficultés : sur 27.000 procédures collectives, il y a eu 20.000 liquidation judiciaires directes, employant en moyenne 1,2 salariés, 6.400 redressements judiciaires, concernant en moyenne 6 salariés, et 760 sauvegardes, concernant en moyenne 16 salariés.
Et pour poursuivre la corrélation, on a dénombré 5000 procédures de prévention, pour des entreprises employant en moyenne 23 salariés. Ce qui représente une évolution de +45% par rapport à 2020, année très atypique, mais aussi +22% par rapport à 2019. Il est donc établi que la culture de la prévention se diffuse dans les PME, ce qui est une très bonne chose : nous militons depuis 30 ans pour l’emploi de ces procédures, qui comme l’a dit Christophe, aboutissent à des accords dans 80% des cas. C’est mieux que la sauvegarde, qui réussit dans 2/3 des cas, qui fait elle-même mieux que le redressement judiciaire, qui aboutit à une solution en moyenne dans 1/3 des cas.
Pour examiner le sujet sous un angle plus large, il faut bien comprendre que pour faire face à la crise, l’Etat a mobilisé deux types de ressources. Il y a d’abord le chômage partiel et l’aide aux coûts fixes d’une part, qui ont conduit à « externaliser » les pertes : l’Etat a pris en charge des dépenses en lieu et place des entreprises. C’est, pour elles, autant de pertes en moins. Et puis il y a les simples avances de trésorerie (PGE, moratoires fiscaux et sociaux, prêts FDES, avances remboursables etc.), qui ont permis d’éviter une crise de liquidité, mais qui constituent aujourd’hui une dette qu’il va falloir traiter. Parmi ces deux outils, l’un résout le problème, et l’autre ne fait que le différer.
Au total, 145 milliards d’euros de PGE ont été versés à 700.000 entreprises, pour un prêt médian de 45.000€. Sur ces 145 milliards, il reste environ 70 milliards de cash disponible, qui n’a pas été dépensé. Concrètement, il n’y a jamais eu autant de cash ! Il n’y a donc aucune raison que le nombre de défaillances augmente à court terme.
CB : En 2021, il y a eu 920.000 créations d’entreprises (certes avec des statuts d’auto-entrepreneurs), tandis qu’il y en avait eu 850.000 en 2020, ce qui était déjà un record absolu, sachant que nous étions à 691.000 créations en 2018 et 591.000 en 2017.. Donc quasiment 100.000 entreprises ont été créées chaque année par rapport à des années classiques. Il y a de la trésorerie, il y a de la création d’entreprises, il ne faut pas se focaliser sur les « faillites », l’économie ne va pas si mal. Et il n’y a aucune raison au premier semestre 2022 de voir une tendance s’inverser au niveau des procédures collectives. Il faudra rééchanger ensemble sur ce sujet après les différentes élections nationales, en septembre prochain.
FA : A noter que le plan relance arrive. Entre la trésorerie disponible et les investissements qui viennent, il y a quand même beaucoup de raisons pour que l’économie française aille bien. Il faut évidemment s’en réjouir. Et pour les professionnels de la crise, la question qui se pose est de savoir comment accompagner au mieux les entreprises dans ce contexte.
Mayday : comment se porte la profession des administrateurs et mandataires judiciaires à l’heure actuelle ?
FA : A la fin de l’année 2020, plus de la moitié des administrateurs et mandataires judiciaires avaient eux-mêmes contracté un PGE ou procédé à un report de charges. Le chiffre d’affaires par professionnel a baissé de 20% en 2020 par rapport à l’année 2019. Or il faut garder à l’esprit que lorsqu’un administrateur ou un mandataire judiciaire démarre un dossier, il n’est payé en moyenne qu’environ 12 à 18 mois plus tard. Cela veut dire que le chiffre d’affaires de 2021 des AJMJ correspond, pour faire simple, aux dossiers de 2020, et que le chiffre d’affaires de 2020 correspond aux dossiers de 2019. Dit autrement, nos chiffres de 2020 n’étaient encore que marginalement impactés par la crise. 2021, 2022 et 2023 vont être très difficiles.
Mayday : la profession présente-t-elle des perspectives d’évolution au regard de la crise ?
FA : On sait que notre activité liée aux procédures collectives va demeurer faible à court terme. Or, la profession des AJMJ est une profession exclusive : nous n’avons le droit de faire que ça. Si nous ne pouvons faire « que ça » dans un métier qui chute, c’est la catastrophe annoncée. L’enjeu, pour nous, est de continuer à accompagner les entreprises qui en ont besoin de plus en plus en amont de leurs difficultés, toujours dans une logique de prévention et d’efficacité. Il faut, pour cela, que nous ayons le droit de faire plus de choses, là où nous sommes légitimes de les faire. Nous pensons notamment à la fiducie, pour laquelle nous sommes évidemment qualifiés. A la médiation inter-entreprises : nous faisons de la médiation pour des entreprises en difficulté depuis 30 ans et sommes donc évidemment capables d’élargir nos interventions. Nous souhaitons pouvoir prendre des postes d’administrateurs indépendants, qui nous paraissent parfaitement correspondre à nos savoir-faire et à notre statut. Nous souhaitons également pouvoir intervenir en matière d’arbitrage. Tout ceci nous paraît correspondre à nos savoir-faire, à notre fonction sociale, et aux besoins des entreprises qui souhaiteront nous solliciter.
Mayday : au-delà des évolutions évoquées, la transposition de la directive Européenne va-t-elle apporter de nouvelles modifications ? Par exemple, comment déterminer qui est dans la monnaie ou non pour déterminer le vote des créanciers, comme cela se fait aux Etats-Unis ?
FA : Il faut d’abord rappeler une différence de vision fondamentale : aux Etats Unis, on appréhende une faillite avant tout comme un incident de paiement : un débiteur n’a pas payé ses créanciers. C’est un défaut contractuel, dont les créanciers sont victimes. La procédure a donc vocation avant tout à les indemniser. La logique américaine veut que si la liquidation d’une entreprise préserve plus de valeur pour les créanciers que son sauvetage, alors la liquidation s’impose, et le licenciement des salariés avec. Ce n’est pas notre vision. Il existe, en France, un consensus clair sur le fait qu’au-delà de la relation débiteur-créancier, il existe une entreprise qu’il faut préserver, car elle emploie des salariés, fait travailler des fournisseurs, sert des clients et contribue, in fine, à la richesse nationale. Tout notre droit, au contraire des droits anglo-saxons, vise donc à sauver les entreprises, et si nécessaire, à imposer des sacrifices aux créanciers. Ce n’est pas le même modèle ni la même philosophie.
Au-delà de la philosophie, il est beaucoup plus compliqué en France qu’aux Etats-Unis de déterminer qui est « dans la monnaie » et qui ne l’est pas. Il existe tellement de sûretés et de privilèges que personne n’est capable d’en faire l’inventaire exhaustif. Et au-delà du classement direct des sûretés entre elles, il faut évidemment tenir compte des privilèges spéciaux et des sûretés spéciales, dont certains, mais pas tous, priment les privilèges généraux, etc. Constituer les classes de créanciers sera donc loin d’être « simple » un travail d’expert financier : il faudra aussi faire du droit, et il faudra être aussi objectif, donc « neutre » que possible. Seul l’administrateur judiciaire est en position de le faire, dans un rôle de chef d’orchestre, et de coordinateur des travaux des avocats et des conseils financiers, sous l’autorité du Tribunal.
Mayday : pour le CNAJMJ, quels sont les chantiers clos mais surtout, quels sont ceux à venir ?
CB : Il n’y a pas de chantier véritablement clos, mise à part les procédures d’urgence que l’on a dû mettre en place pendant la crise sanitaire. Le premier projet est celui, comme l’a dit Frédéric Abitbol, d’élargir l’accès à la profession des administrateurs et mandataires judiciaires dans des domaines où ils sont compétents et utiles pour l’économie.
Le deuxième projet concerne la plateforme de dématérialisation des procédures pour les créanciers sur laquelle nous œuvrons pour que le débiteur, le créancier et les salariés, puissent avoir un suivi direct, permanent et interactif pour leurs créances et leurs procédures. Il faut digitaliser tout cela, et mettre fin aux courriers en LR+AR, juridiquement peu fiables, et écologiquement contestables… La construction de la plateforme sera à la charge des professionnels mais nous avons besoin que son accès devienne obligatoire et modestement payant, afin d’en permettre la maintenance à un haut niveau de sécurité juridique ; en tout état de cause, cela deviendra beaucoup moins cher que la déclaration de sa créance au format classique, et beaucoup plus sécurisant pour les créanciers. Les grands remettants comme l’URSSAF et la DGFIP seront moteurs car l’envoi de recommandés représente une insécurité juridique énorme qui leur coûte bien trop cher. Nous espérons une modification législative prochaine pour lancer ce projet.
Le troisième projet est de réformer l’accès à la profession. Il y a aujourd‘hui deux voies, la voie classique via une série d’examens, et la voie Master ALED dans laquelle l’étudiant sort de son master avec un statut de mandataire ou d’administrateur sans examen à passer. On s’aperçoit qu’il y a une dilution entre une voie par concours avec une quinzaine d’épreuves très pointues, et une voie qui n’est dispensée par aucun examen. Donc il faut rétablir un examen comme dans toutes les professions règlementées et réunir les deux voies, en créant une seule voie qui pourrait être un passage obligatoire par un Master ALED doublé d’un examen à la sortie.. Depuis 6 ans, la profession d’administrateur a augmenté de +35%, ce qui entraine de grandes difficultés compte tenu du nombre limité de procédures collectives.
Le quatrième projet est de permettre plus de visibilité concernant les tarifs. Aujourd’hui, nos tarifs ne répondent pas aux objectifs de la directive européenne, qui nous précise que le tarif doit être corrélé aux difficultés et enjeux du dossier. Cet agrégat n’est pas pris en compte aujourd’hui. II faudrait mettre en place une tarification plus adaptée et incitative. Le garde des sceaux est très moteur pour faire avancer ces chantiers, nous devons nous y préparer pour convaincre la prochaine assemblée parlementaire.
Par Lucile Guillerault