Mayday a rencontré Julie Lavoir, administrateur judiciaire fondatrice de l’étude ASCAGNE et Aurélien Morel, titulaire de l’examen d’aptitude à la profession d’administrateur judiciaire. Ils sont revenus sur leur métier et leur rôle dans la préservation des entreprises. Présente à Paris et Versailles, l’étude ASCAGNE a mis en place une méthode de travail qui se veut pragmatique, sans à priori et créative. Le résultat est au rendez-vous et le taux de réussite excellent.
Mayday : Vous avez créé l’étude ASCAGNE en 2014. Pourriez-vous nous la présenter ?
Julie Lavoir : J’ai prêté serment en 2010, ASCAGNE a été créée en 2014. Nous avons réalisé une ouverture concomitante à Paris et à Versailles. Nous souhaitons développer le modèle ASCAGNE un peu partout.
Le nom ASCAGNE vient de l’Enéide dans laquelle la ville de Troie est enflammée et détruite. Fils d’Enée et de sa première épouse Créüse, Ascagne va fonder Rome. Il y a là les deux idées fondatrices de notre projet : l’accompagnement et la seconde chance. Si Troie n’avait pas péri, il n’y aurait pas eu de raison de construire Rome. C’est le symbole de la destruction créatrice qu’ASCAGNE veut incarner.
Aurélien Morel : Nous avons un suivi analytique de l’impact d’ASCAGNE dans le traitement des dossiers qui lui sont confiés. Depuis 2015, l’étude a traité un peu plus de 240 dossiers jusqu’à fin 2017, avec un taux de réussite moyen aux alentours de 56 % en procédures collectives et 72 % en procédures préventives.
Du point de vue de l’impact social, nous avons un taux de préservation des emplois aux alentours de 80 % sur les dossiers qui nous sont confiés.
Mayday : Les entreprises que vous accompagnez rencontrent parfois des problématiques de transformation nécessaire, comment appréhendez-vous ces problématiques ? Considérez-vous que la période d’observation de 18 mois est nécessaire ou que le temps use l’entreprise de sorte que les procédures accélérées sont à recommander ?
AM : Oui, nous considérons que les problématiques liées à la transformation des entreprises sont très importantes. Lorsque nous avons d’importantes problématiques de transformation, nous sollicitons des experts auditeurs de la stratégie et nous nous appuyons sur leurs travaux pour opérer, avec le chef d’entreprise, le projet de transformation.
“Ce n’est pas grave que la culture d’entreprise ne consiste pas à donner le contrôle aux créanciers. Ce qui est grave c’est qu’une culture d’entreprise, quelle qu’elle soit, ne secrète pas de repreneurs, d‘entrepreneurs et des personnes pour conduire et redresser les entreprises”
Concernant la durée de la période d’observation, celle-ci dépend de la nature du dossier. Les dossiers très financiers peuvent se traiter dans le cadre de procédures accélérées avec une bonne préparation en amont. En revanche, les dossiers industriels, qui nécessitent la conduite d’une transformation, prennent du temps et parfois la période d’observation est trop courte.
Mayday : Le Tribunal ne peut pas imposer d’écrasement de la dette, il peut « seulement » prendre acte de l’écrasement de la dette qui aurait été voté en comités des créanciers. Considérez-vous que ces dispositions sont satisfaisantes ou trouveriez-vous intéressant que le Tribunal dispose des mêmes prérogatives que les comités de créanciers ?
JL : A mon sens, le droit de propriété fait barrage à cette évolution. Il n’est pas anormal que seuls les créanciers disposent de la possibilité de remettre en cause leur droit de propriété en acceptant à la majorité des voix un abandon de créances.
Ceci étant, il faut tout de même rappeler qu’en imposant un délai de paiement en plan de continuation, de facto, le Tribunal fait une opération économique qui revient au même qu’un écrasement de la dette. En effet, imposer un délai de paiement, sans paiement des intérêts, revient économiquement à écraser de la dette …
En plan de cession, il y a un écrasement de la dette qui, de facto, est mis en place sans l’accord des créanciers. Mais la grande différence est qu’en principe l’actionnaire et les dirigeants ne font pas partie du projet de reprise. Appliquer une telle règle en plan de redressement, créerait un effet d’aubaine.
Quelque part, cela montre également la pertinence des plans de cession.
Mayday : Il est souvent relevé que les créanciers français, contrairement aux créanciers anglo-saxons, ne réalisent que très rarement une conversion de leurs créances en capital. Or, parfois certaines entreprises ne trouvent pas de solution faute d’écrasement de la dette. Serait-il pertinent que la norme favorise la prise de contrôle du débiteur par ses créanciers ?
JL : Je ne crois pas en la norme pour régler tous les problèmes, car un excès de norme brime la créativité. Au contraire, il nous faut des outils souples pour pouvoir opter pour la meilleure solution au cas par cas. Si c’est justifié, c’est précisément le rôle de l’administrateur judiciaire de convaincre les créanciers de convertir leurs créances en capital et la loi le permet. Mais cette prise de contrôle par les créanciers n’est pas toujours la meilleure solution.
Ce n’est pas grave que la culture d’entreprise ne consiste pas à donner le contrôle aux créanciers. Ce qui est grave c’est qu’une culture d’entreprise, quelle qu’elle soit, ne secrète pas de repreneurs, d‘entrepreneurs et des personnes pour conduire et redresser les entreprises. Que ces repreneurs soient des fonds, des anciens créanciers, des banques, ou qui que ce soit, peu importe.
“Pour ma part, je préfère un candidat qui assume ses choix et qui présente une offre cohérente”
Par ailleurs, je trouve que donner la faveur à un créancier pour la reprise, au motif qu’il est créancier, cela ne permet pas toujours de trouver le bon repreneur. Parfois d’autres repreneurs industriels peuvent apporter une solution de reprise plus adaptée.
Ce qui est dramatique, c’est lorsqu’il n’y a pas de solutions de reprise. Mais quand les fondamentaux sont bons, on trouve toujours un repreneur.
Mayday : Comment percevez-vous le rôle des conseils de l’entreprise en difficulté ?
JL : Il est très important. Le conseil permet au dirigeant de prendre du recul. Il peut notamment permettre de faire murir un projet de cession à un dirigeant. Il faut que les dirigeants comprennent qu’il n’est pas bon de s’accrocher à une entreprise qui coule. Nous évoluons dans un univers où il est rare qu’une entreprise se sauve par elle-même, sans aide extérieure.
Et puis, il ne faut pas opposer de manière trop binaire cession et plan de redressement. Beaucoup de plans de redressement ne sont possibles que moyennant des prises de contrôle immédiates ou différées par un nouvel entrant, ce qui revient un peu au même pour le fondateur historique. La question de la perte de contrôle du dirigeant historique se pose aussi bien pour financer la croissance que pour surmonter des difficultés. C’est un risque de base de l’aventure entrepreneuriale.
Mayday : Reprendre une entreprise à la barre nécessite d’être en capacité de refinancer le BFR souvent par fonds propres. L’argument est parfois relevé que finalement il faut être très riche pour intervenir sur de tels dossiers.
JL : Une reprise à la barre est nécessairement moins cher qu’une acquisition in bonis. Contrairement aux idées reçues, le repreneur peut se faire financer son opération de reprise à partir du moment où il ne conçoit pas un montage consistant à endetter une coquille vide, créée uniquement pour l’opération de reprise, comme c’est généralement le cas.
Il trouvera des financements extérieurs s’il acquiert l’entreprise en difficulté via sa société opérationnelle.
Mayday : Certains repreneurs évoquent la nécessité de réaliser des projets de reprise sur une décroissance rentable du chiffre d’affaires. Cela peut nécessairement impacter le prix de cession. Comment arrivez-vous à appréhender cela dans l’analyse des offres ?
JL : A vrai dire, il est très rare qu’un repreneur assume véritablement le parti pris de la décroissance. Si ce parti pris est assumé et justifié, le tribunal et l’administrateur judiciaire peuvent tout à fait l’entendre.
Pour ma part, je préfère un candidat qui assume ses choix et qui présente une offre cohérente.
“Nous sommes une aide à la gouvernance, une véritable opportunité et parfois la dernière chance de s’en sortir …”
Concernant le prix d’acquisition, qui dépasse le prix de cession, je regrette que certains repreneurs aient tendance à se contenter de dévaloriser la valeur de l’entreprise pour justifier un prix de cession faible. Il me parait plus judicieux de mettre l’accent sur ce que l’on apporte en sus du prix de cession.
AM : Bien souvent, ces aspects-là sont négligés et n’apparaissent qu’en réponse à notre commentaire sur le prix trop faible.
Mayday : Que pourrait-on dire aux repreneurs réticents à se porter acquéreur d’entreprises en difficulté, alors qu’ils disposent eux-mêmes d’un réel savoir-faire dans leur métier ?
JL : Une société en difficulté ne l’a pas toujours été. Sauf si elle se situe sur un marché qui est mort, il y a bien souvent le feu qui couve sous la braise et on peut faire repartir l’entreprise.
Mayday : Il est souvent rappelé que les entrepreneurs arrivent trop tard. Pour vous le temps est-il un facteur clé de succès ? A ce titre, il est parfois évoqué la peur du dessaisissement pour justifier la réticence à se placer sous la protection du tribunal.
JL : Oui indéniablement : plus vite les mesures sont prises, plus vite la situation sera redressée. Par ailleurs, je me permets d’insister sur un point, il ne faut pas croire que l’on peut s’en sortir seul. Les obstacles se surmontent en équipe, dont le dirigeant est d’ailleurs un membre important.
Il faut comprendre que l’administrateur judiciaire ne remplace pas le dirigeant. J’exclus ici bien sur le cas du dirigeant gravement incompétent ou fondamentalement malhonnête. En revanche, le dirigeant doit sortir de la conception d’une direction unique et autocratique. Tout en restant dirigeant, on ne peut pas se passer de lui, il faut accepter de partager le pouvoir. Il faut tenir compte de l’avis des salariés, il faut aller voir des conseils, faire confiance à l’administrateur judiciaire … Tout ceci doit juste être naturel.
Mais vous savez, dans la grande majorité des cas il n’y a aucune défiance, il y a seulement une appréhension. La première préoccupation des dirigeants que l’on rencontre, c’est le chiffre d’affaires qu’ils font à la fin du mois …
Mayday : Vous êtes acteur et observateur de l’économie et de la défaillance. Vous disposez à ce titre d’une expérience unique. Si vous n’aviez qu’un conseil à donner aux entrepreneurs, quel serait-il ?
JL : Il faut que les dirigeants viennent le plus tôt possible à la rencontre des administrateurs judiciaires. Nous sommes une aide à la gouvernance, une véritable opportunité et parfois la dernière chance de s’en sortir …
Propos recueillis par Cyprien de Girval
Sur les auteurs : Julie Lavoir est administrateur judiciaire inscrite sur la liste nationale depuis 2010. Elle fonde l’étude ASCAGNE en 2014, après plusieurs années de collaboration au sein d’une étude parisienne.
Julie Lavoir est diplômée d’HEC, agrégée de lettres modernes et titulaire d’un DEA de lettres modernes obtenu à l’université Paris IV Sorbonne.
Collaborateur chez ASCAGNE, Aurélien Morel est titulaire de l’examen d’accès à la profession d’administrateur judiciaire et diplômé de l’EM Lyon.
Pour visiter le site web de l’étude Ascagne : http://www.ascagne-aj.fr