Mayday a rencontré Jean-Pascal Beauchamp, Cédric Joubert et Elena Rozenko (Deloitte Restructuring) à l’occasion de la sortie de l’étude Deloitte Altares intitulée « des entreprises asymptomatiques face à la pandémie ? ». Réalisée depuis plus d’une quinzaine d’années, cette étude constitue un référentiel annuel et l’un des observatoires d’analyse statistique des entreprises en difficulté les plus complets. Reposant sur l’expertise combinée de Deloitte et d’Altares, les auteurs veulent aller au-delà des chiffres et les faire vivre. L’année 2020 est une année exceptionnelle, marquée par la pandémie mondiale du Covid-19 provoquant un recul du PIB national de -8,3% et le plus faible niveau de défaillances depuis 30 ans avec un recul national de -38% par rapport à 2019. L’entreprise en difficulté en France en 2020, des entreprises asymptomatiques face à la pandémie ?
Mayday : Quels sont les grands enseignements que vous tirez pour 2020 ?
Jean-Pascal Beauchamp : Nous tirons, en synthèse, trois enseignements surprenants de l’année 2020 sur les procédures judiciaires et amiables, outre quelques observations sur les secteurs les plus concernés et les dynamiques appréhendées par régions.
Nos données chiffrées nous permettent, au regard de la procédure de redressement judiciaire simplifié telle qu’elle est envisagée aujourd’hui, de donner aussi un éclairage révélateur sur les entreprises qui y seront éligibles et sur la mise en œuvre des plans de continuation.
Tout d’abord, c’est l’inversion de la tendance par rapport à la crise des subprimes : si en 2009 nous avions observé une baisse du PIB (-3%) opposée à une hausse du nombre de procédures collectives (+20%), les courbes de variation se sont alignées en 2020 avec une baisse conjointe du PIB (-8%) et un recul des défaillances (-38%). En 2019, nous comptions 52 002 défaillances alors que 2020 n’en totalise que 32 184. D’où la thématique retenue pour notre étude, à savoir, les entreprises françaises sont-elles asymptomatiques face à la crise sanitaire ? A première vue, avec un recul de 38% des défaillances, tout va très bien.
C’est le meilleur score enregistré depuis au moins 30 ans, absolument significatif et inédit. Toutefois, ce score est artificiel car basé sur l’importance des aides mises en place par l’État afin d’éviter des défaillances systémiques. L’efficacité de ces mesures gouvernementales sur notre économie apparait ici clairement établie.
Deuxième message à retenir de notre étude, nous constatons une variation très hétérogène du nombre de procédures collectives en fonction de la taille des entreprises : la baisse de -38% est portée quasi-exclusivement par les entreprises de petite taille (moins de 20 salariés), alors qu’une hausse de +73% est constatée dans la catégorie des sociétés employant plus de 500 salariés.
Rappelons que le tissu économique français a une forme de pyramide dont le socle est très évasé, reposant sur de très nombreuses TPE. Ici, la tendance baissière est portée presqu’en totalité par les entreprises de moins de 20 salariés (-38%) qui représentent 97% des procédures collectives, mais celle-ci est loin d’être linéaire. En effet, à contrario, les entreprises avec un effectif entre 20 et 500 salariés (3% du total) ont connu un recul limité à -28% et, plus remarquable encore, les entreprises de plus de 500 salariés ont connu une forte hausse des défaillances de +73% (19 procédures sur un total de 32 184). Bien que cela ne concerne que 19 entreprises, cela représente 30 000 emplois menacés. Surtout, c’est sur cette catégorie d’entreprises que les défaillances génèrent un « effet domino » dont l’impact négatif sur les emplois sera certain.
Nous avons croisé cette information avec les entreprises par niveau de chiffre d’affaires. La même dynamique est observée. Nous avons enregistré une baisse de 38% pour les entreprises de moins de 7,5 millions d’euros de chiffre d’affaires (31 895 entreprises au total), qui est atténuée (-12%) pour les entreprises de taille intermédiaire (7,5 à 50 millions d’euros de chiffre d’affaires), tandis qu’une hausse des défaillances (+71%) est observée pour les entreprises réalisant plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires, ce qui représente 41 entreprises.
Nous avons donc une corrélation entre l’analyse par chiffre d’affaires et par le nombre de salariés avec la hausse des défaillances concernant les plus grandes entreprises en 2020.
Cédric Joubert : L’année 2020 remet en cause l’adage « too big to fail » au profit de « too small to fail » qui doit plutôt être retenu puisque c’est sur cette catégorie d’entreprises qu’ont porté les efforts de l’État pour permettre d’enrayer une hausse généralisée des défaillances.
JPB : Troisième enseignement de notre étude, les procédures amiables n’ont pas pris le relais des procédures judiciaires avec une baisse néanmoins limitée à -10%. Toutefois, elles ont confirmé leur hégémonie pour le traitement des difficultés à fort enjeu social : le nombre d’emplois concernés a triplé en 2020 pour atteindre 205 769 salariés (versus 130 777 pour l’ensemble des procédures judiciaires).
Mayday : La hausse très importante du nombre d’emplois menacés par les défaillances des grandes entreprises n’est-elle pas due à l’entrée en procédure collective de quelques très grosses entreprises ?
JPB : Oui, la forte hausse du nombre d’emplois menacés pour les entreprises de plus de 500 salariés est notamment portée par des procédures concernant 6 entreprises majeures (Alinéa, Célio, Camaïeu, La Halle, Courtepaille et Orchestra). Ces 6 entreprises représentent à elles seules 17 000 emplois menacés et, c’est à noter, 5 d’entre elles relèvent du secteur du retail.
CJ : Pour compléter, 39 entreprises ayant plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires ou de 300 salariés ont subi une défaillance en 2020 contre 26 en 2019, soit une hausse de 50%. C’est aussi un élément qui permet d’apprécier que le nombre de grandes entreprises ayant subi une défaillance en 2020 est plus important.
Mayday : Que font ressortir les statistiques concernant les procédures amiables ?
JPB : C’est l’un des messages importants que nous voulons faire passer. Si nous pouvions nous attendre à une hausse du recours aux procédures amiables, nous constatons dans les faits une baisse de 10%, ce qui représente 3 460 procédures amiables en 2020 contre 3 849 en 2019. Les entreprises sont donc plus souvent allées directement vers leurs banques afin d’obtenir un PGE ou vers les URSAFF pour bénéficier d’un moratoire, en dehors de toute procédure amiable.
Les chiffres permettent néanmoins de noter le renforcement de la procédure de conciliation, en hausse de +19%, par rapport au mandat ad hoc, en baisse de -9%. Le nombre de salariés concernés par ces deux procédures amiables augmente de 197%. Les procédures préventives confirment encore ici leur suprématie par rapport aux procédures judiciaires dans le traitement des entreprises de grandes tailles et à forts enjeux sociaux. Les emplois concernés par les procédures amiables représentent 1,6 fois le poids des emplois menacés par les procédures judiciaires.
Mayday : La procédure de redressement judiciaire simplifié concerne les entreprises de moins de 20 salariés. Ce seuil est-il le bon en termes d’éligibilité ? Quels points de vigilance appellent les critères retenus, notamment en termes d’obtention d’un plan de continuation ?
JPB : Pour déterminer les entreprises éligibles, nous avons essayé d’appréhender le segment de salariés de 0 à 20 sur lequel se concentre 97 % des défaillances. À l’intérieur de ce segment, le sous-segment des entreprises de 0 à 5 salariés représente 83 % des entreprises. Ainsi, le redressement judiciaire simplifié cible ces entreprises de petites tailles.
CJ : Nous nous sommes aussi interrogés sur les facteurs de risque en termes de viabilité d’un plan de continuation : notons que le plan qui peut être proposé dans le cadre d’une procédure de redressement judiciaire simplifié doit tenir compte d’une annuité minimum de 8% en troisième année (contre 5% pour les procédures classiques). Cet élément est à mettre en lumière avec le succès des plans de sauvegarde et de redressement judiciaire. Cette année, nous avons porté notre attention sur le sort des plans de sauvegarde et de redressement judiciaire adoptés en 2010, afin d’avoir une visibilité sur la durée maximale des plans (10 ans). Nous constatons que l’on a deux fois plus de chance d’obtenir un plan lorsque l’on est en sauvegarde par rapport au redressement judiciaire. En sauvegarde, 6 sociétés sur 10 réussissent à adopter un plan tandis qu’en redressement judiciaire, seules 3 sur 10 entités parviennent à l’arrêté d’un plan de continuation. Le résultat est le même en termes de succès du plan. En sauvegarde, 5 plans sur 10 vont être respectés jusqu’à leur terme contre seulement 3 plans sur 10 en redressement judiciaire.
Ce qui est intéressant c’est que le taux de défaillance des plans de sauvegarde est de 29% à horizon 3 ans contre 46% pour les plans de redressement. À trois ans, nous constatons souvent une part importante d’échec par rapport à l’analyse sur la durée complète d’un plan. Ce taux d’échec de la 3ème année s’explique par le fait qu’il s’agit de la première année avec une obligation en termes de taux de remboursement du plan. Dès lors, ce taux de 8% dans la procédure de redressement judiciaire simplifié pourrait représenter une étape importante en termes de viabilité des plans.
Mayday : Quelles dynamiques sectorielles observez-vous ?
Elena Rozenko : Nous constatons, en général, que les trois principaux secteurs impactés sont la construction, le commerce et les services aux entreprises, qui représentent 60% des procédures collectives ouvertes en 2020. Nous n’observons pas de changement significatif par rapport à 2019.
CJ : Au niveau des dynamiques sectorielles, nous constatons une certaine homogénéité quand nous regardons les grandes catégories de secteurs, malgré quelques disparités. À titre d’exemple, les activités récréatives enregistrent un recul de 32%, loin de la moyenne. C’est encore plus le cas pour les activités d’hébergement où nous avons un recul de 26% contre 38% au global.
Mayday : Qu’avez-vous constaté au niveau des régions ?
CJ : La majorité des régions enregistre une baisse du nombre de défaillances supérieure au niveau national, oscillant entre -39% et -48%. Ces régions représentent près de la moitié des défaillances nationales. Seules cinq régions ont enregistré une baisse plus faible par rapport à la moyenne nationale, comme l’Ile-de-France ou la région PACA (-35%), représentant 34% des défaillances en 2020, lesquelles tirent donc les statistiques nationales. En revanche, Auvergne-Rhône-Alpes enregistre une baisse de 41%, tirant ainsi la moyenne vers le haut.
En 2020, le taux de défaillance moyen national est de 0,64% contre 1% en 2019. C’est également deux fois moins qu’en 2016-2017. Les taux dans les régions oscillent entre 0,54% pour la Corse et 0,82% pour la région Hauts-de-France. Nous constatons donc une très grande homogénéité.
En termes d’aides, nous nous sommes concentrés sur l’aide la plus phare, à savoir le PGE. L’analyse du ratio PGE octroyés sur le PIB régional fait ressortir une hétérogénéité au sein des régions. En moyenne, les entreprises ont obtenu 5,5% de PGE eu égard à leur PIB régional. Quatre régions enregistrent un pourcentage plus élevé que le pourcentage national. L’Ile-de-France et la région PACA (-35% de défaillances) représentent les deux régions les plus significatives ayant obtenu le plus de PGE proportionnellement à leur PIB, de l’ordre de 6,5% (hors Corse et Dom-Tom, non représentatifs). En revanche, la région Auvergne-Rhône-Alpes (-41% de défaillances) n’a capté que 5,2% de PGE eu égard à son PIB.
Propos recueillis par Caroline de Bonville