De nombreuses entreprises tentent actuellement de poursuivre ou de reprendre leurs activités malgré les mesures de confinement mises en œuvre depuis le 17 mars 2020. Guillaume Bordier, avocat associé chez Capstan, revient pour Mayday sur l’ordonnance rendue le 14 avril 2020 par le Tribunal Judiciaire de Nanterre à l’encontre de la SAS Amazon France logistique.
Dans une ordonnance rendue le 14 avril 2020, le Tribunal Judiciaire de Nanterre a ordonné à la S.A.S. Amazon France Logistique :
- de procéder, en y associant les représentants du personnel, à l’évaluation des risques professionnels inhérents à l’épidémie de covid-19 sur l’ensemble de ses entrepôts, ainsi qu’à la mise en œuvre des mesures de prévention, d’information et de formation en découlant
- dans les 24 heures de la notification de la décision, et dans l’attente de la mise en œuvre de ces mesures, de restreindre l’activité de ses entrepôts aux seules activités de réception des marchandises, de préparation et d’expédition des commandes de produits alimentaires, de produits d’hygiène et de produits médicaux, sous astreinte, de 1.000.000 euros par jour de retard et par infraction constatée, passé ce délai et pendant une durée maximum d’un mois.
Le Tribunal judiciaire avait été saisi par le syndicat Solidaires à la suite de nombreux conflits internes (exercice par certains salariés de leur droit d’alerte pour danger grave et imminent, plaintes pour mise en danger de la vie d’autrui…) et avec certaines inspections du travail, concernant les mesures prises par la société pour poursuivre (en partie) son activité malgré la crise sanitaire.
L’analyse de la décision montre que de nombreuses mesures avaient été prises (réorganisation du travail, mise en place des mesures « barrières » et de distanciation sociale, mesures de nettoyage, outils de suivi des cas d’infection avérés ou suspectés, etc). Elles n’ont toutefois pas été jugées suffisantes.
Ce qu’il faut retenir de la décision:
- Le Tribunal a écarté en premier lieu l’argument du syndicat Solidaires tenant au non-respect de l’interdiction des rassemblements, réunions ou activités mettant en présence de manière simultanée plus de 100 personnes en milieu clos ou ouvert, considérant que le décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire n’impose aucune autre limitation à la liberté d’entreprendre que celles énumérées.
- Le Tribunal a considéré que les instances représentatives du personnel n’avaient pas été réellement associées à l’évaluation des risques menée par la direction, en l’absence de PV de réunions des CSE ou de compte-rendu des visites et des audits menés le démontrant, les échanges de courriels et les ordres du jour des réunions de ces instances faisant ressortir que les CSE avaient uniquement été informés a posteriori des mesures préventives prises, des procédures mises en place et des modifications de l’organisation du travail.
- Le risque de contamination à l’entrée dans les locaux (portiques d’entrée) n’avait pas été suffisamment évalué et le risque de contamination n’avait pas disparu à défaut de mise à l’arrêt de ces portiques, le respect des distances et l’utilisation possible de gel hydroalcoolique fourni à l’entrée n’étant pas des mesures suffisantes.
- Le risque de contamination lors de l’utilisation des vestiaires n’avait non plus pas fait l’objet d’une évaluation suffisante, la seule présence d’ambassadeurs hygiène et sécurité à l’entrée des vestiaires n’apparaissant pas suffisante pour assurer le respect de ces règles, en l’absence de directives claires quant au nombre maximum de salariés pouvant occuper simultanément les lieux.
- La société ne justifiait pas de l’établissement de plans de prévention avec toutes les entreprises extérieures amenées à intervenir sur le site.
- Il n’était pas justifié avec suffisamment de précision des protocoles de nettoyage mis en place (nettoyage des matériels de manutention notamment).
- Les changements d’organisation avaient été opérés sans concertation préalable avec les représentants du personnel et n’avaient pas été portés de manière appropriée à la connaissance des salariés.
- Le risque de contamination lié aux manipulations successives des colis, depuis la réception dans l’établissement à la livraison par les chauffeurs, n’avait pas fait pas l’objet d’une évaluation dans le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP).
- Il avait été constaté des non respects ponctuels des mesures de distanciation sociale entraînant des situations de travail rapprochées entre salariés.
- Les mesures de formation des personnels n’étaient ni suffisantes ni adaptées au regard des risques élevés de contamination liés à la nature de l’activité de l’entreprise.
- Il appartenait à la société de justifier de l’effectivité, y compris dans le temps, des mesures prises, par des outils de contrôle garantissant le respect par les salariés des mesures barrières et des consignes de sécurité et de prévention du risque de contamination.
- Enfin, l’évaluation des risques ne rendait pas suffisamment compte des effets sur la santé mentale induits notamment par les changements organisationnels incessants (modification des plages de travail et de pause, télétravail, …), les nouvelles contraintes de travail, la surveillance soutenue mise en place quant au respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise.
En conclusion, si le Tribunal Judiciaire a reconnu que la société avait effectué une évaluation des risques induits par l’épidémie du virus Covid 19, il a considéré que cette évaluation était insuffisante et que sa qualité ne garantissait pas une mise en œuvre assurant une maîtrise appropriée des risques spécifiques à cette situation exceptionnelle.
Par conséquent, il a considéré que la société Amazon France Logistique avait méconnu son obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés, ce qui constituait un trouble manifestement illicite l’autorisant à ordonner les mesures propres à le faire cesser et à prévenir le dommage imminent pour les salariés.
Un appel a été formé par Amazon, qui a en outre annoncé le 15 avril 2020 avoir suspendu temporairement les activités de ses centres de distribution en France.
Cette décision, particulièrement sévère, montre toute l’importance de la démarche et du formalisme d’évaluation des risques professionnels dans toutes leurs dimensions, afin que l’entreprise puisse définir et mettre en place les mesures adaptées, former les salariés et faire respecter les règles. Elle met également en lumière l’importance du dialogue social, y compris dans les périodes troublées où l’urgence peut parfois conduire à négliger le rôle des instances représentatives du personnel.
C’est à ce prix que la reprise de l’activité des entreprises pourra s’opérer sereinement.
Par Guillaume Bordier