Alors que nous sommes « entrés en guerre » contre le coronavirus selon les termes du Président Macron et que nous nous plaçons sous la protection de notre corps médical, en première ligne depuis des semaines, la deuxième ligne s’active pour que nous puissions continuer à nous alimenter, à vivre en sécurité et à nous déplacer. La troisième ligne est priée de rester chez elle, mais elle est bien (sur)active et tente d’amortir le choc économique d’une pandémie sans précédent qui a justifié la cinquième allocution du règne de la Reine d’Angleterre. Après une série d’initiatives pro-bono remarquables, le tribunal de commerce de Paris livre ses premiers chiffres et les professionnels du retournement se préparent à un tsunami à venir. Si des mesures exceptionnelles ont été mises en place, celles-ci ne sont cependant pas toujours adaptées aux entreprises en difficulté, selon les professionnels du retournement, qui plaident pour des mesures plus fortes.
Alors que tout le monde s’est fait l’écho (récent) des prédictions de Bill Gates sur le risque de crise sanitaire mondiale due à un virus hautement contagieux, la presse économique française, encore quelques jours avant le début du confinement, n’avait pas pris la mesure de la vague qui allait soudainement frapper la France et une grande partie de la planète. Cette fois, la question n’est pas de savoir si « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas », mais bien de savoir « comment lutter contre le battement d’ailes d’un papillon en Chine qui provoque une tornade dans le monde entier » !
Une solidarité immédiate, spontanée et salutaire
A l’annonce du confinement et des conséquences inévitables qui en découlent et se dessinent, les professionnels du retournement se sont mis en mouvement pour apporter leur soutien aux entreprises en crise. Alors que le CNAJMJ, présidé par Christophe Basse, a lancé un numéro vert (0 800 94 25 64) accessible aux entrepreneurs dans la tourmente, les associations ont multiplié les initiatives. Sans prétendre être capable de toutes les lister ici, nous en avons noté quelques-unes. « 60.000 rebonds » a par exemple « mobilisé les 320 coachs de son réseau pour aider l’entrepreneur à mieux gérer son stress, prendre du recul sur la situation et prendre les meilleures décisions possibles » nous indique Séverine Teixeira, coordinatrice de l’association pour la région Ile de France, Normandie, Centre. De son côté, l’ordre des avocats a pris sa part, comme nous le rappellent Domitille Brevot et Charline Hubert-Brosse, toutes deux avocates dédiées à l’accompagnement d’entrepreneurs en difficulté, le « CNB a mis en place des consultations gratuites sur la plateforme : https://consultation.avocat.fr/consultation-telephonique/express.php ».
Dans le même esprit, une partie des membres de l’ARE, l’AJR, AARO, Prévention et retournement et les WIR, avec le concours des étudiants membres l’Association du Master ALED de l’Université Jean-Moulin Lyon 3, s’est mise à disposition des commissaires au redressement productif pour prendre en charge gratuitement des consultations juridiques. De grands cabinets ont donc répondu à l’appel des associations. Advancy, cabinet de conseil en stratégie de premier plan, a par exemple mis en place une cellule dédiée. Ces mêmes associations ont lancé un site web « SOS Entreprise Coronavirus » avec un objectif « regrouper et ordonner une information foisonnante et opaque mais également lui donner une vision plus pratique, afin de proposer une « loupe » aux entrepreneurs » nous rapportent Virginie Verfaillie, Présidente de l’ARE et Géraldine Astrup, Présidente de l’AJR.
De nombreuses initiatives individuelles sont également à relever telle que celle de la banque d’affaires Wingate qui, sous l’impulsion de son fondateur Stéphane Cohen, a mis en place une cellule de crise bénévole pour accompagner les entrepreneurs dans l’utilisation des mesures d’aides gouvernementales. Arnaud Marion, Manager de crise emblématique, qui a fondé l’IHEGC – Institut des Hautes Etudes en Gestion de Crise, organise des webinaires gratuits sur la gestion de crise, tout comme Charline Hubert-Brosse, avocat, qui organise des webinaires quotidiens pour ses clients ou encore Valtus, cabinet de management de transition qui a affecté des managers dédiés à la crise.
Au-delà de ces initiatives individuelles, « tous les acteurs sont mobilisés pour accompagner les entreprises à gérer au mieux cette période de crise et à préparer le redémarrage des activités » comme le rappelle Frédéric Cesbron, Founding Partner chez Akthea – Management & Restructuring. Pour Didier Bruère Dawson, avocat associé chez Brown Rudnik, « Les acteurs du chiffre, du droit et du management sont sur le pont, au soutien des entreprises souvent perdues dans des process moins simples d’accès que proclamé. Le sens civique prime ».
L’économie française testée positive au covid 19
Si Ludivine Sapin, administrateur judiciaire à Lyon chez AJ Partenaires nous rappelle qu’ « à ce jour, le nombre de nouveaux dossiers directement liés au covid est limité par les mesures gouvernementales », Vincent Gillibert, administrateur judiciaire à Marseille chez Thevenot Partners nous précise qu’en revanche « 90 % des dossiers en cours sont impactés ». « On a dû reprendre toutes les négociations amiables et repartir à zéro » confirme en effet Eric Etienne Martin, administrateur judiciaire à St Etienne chez AJUP. Cela représente une augmentation très forte de la charge de travail nous confirment Charlotte Fort, administrateur judiciaire, et Théophile Fornacciari, of counsel, à Nanterre chez FHB, car il « faut appréhender le nouveau contexte juridique et gérer la dégradation des dossiers en cours ».
Aussi, les aides mettent l’économie sous perfusion. En conséquence, « les deux premières semaines ont surtout été consacrées à rassurer le chef d’entreprise, il est encore trop prématuré pour mesurer l’impact de la crise » souligne Franck Michel, administrateur judiciaire chez AJ Associés. Pour Jean Baron, administrateur judiciaire chez CBF, il ne faut pas s’attendre « à une vague immédiate et insurmontable de procédures collectives », il y aura en revanche « un rattrapage des procédures non ouvertes et des impacts lourds, décalés, à gérer dans le temps ». En effet, il ne faut pas se tromper « la relative accalmie des premières semaines en termes de missions ouvertes ne va pas se prolonger car les entreprises en convalescence et celles qui ne sont pas éligibles aux aides gouvernementales et qui sont à cours de liquidités vont subir de plein fouet les effets de la crise du coronavirus » souligne Franck Michel.
L’adaptation des tribunaux de commerce
Alors que Thierry Gardon, Président du Tribunal de commerce de Lyon avait immédiatement assuré par voie de presse pouvoir maintenir une activité consulaire avec les outils numérique, le Tribunal de commerce de Paris, premier tribunal de commerce de France, a publié dans nos colonnes un communiqué rappelant également qu’il s’était organisé pour assurer la continuité de sa mission en mode numérique pendant l’état d’urgence sanitaire (EUS) prononcé par le gouvernement, ordonnant notamment sa fermeture « physique » dès le 16 mars.
C’est ainsi que depuis le début du confinement le tribunal de commerce de Paris a ouvert 41 procédures amiables (18 mandats ad hoc et 23 conciliations) représentant un chiffre d’affaires consolidé de plus de 2 milliards d’euros, 12.000 salariés et un passif consolidé de 1,2 milliards d’euros. Concernant les procédures collectives, le tribunal a examiné 34 déclarations de cessation des paiements et 10 requêtes en conversion de redressement judiciaire en liquidation judiciaire.
Comme le rappelle Jean Baron « La continuité des services des AJMJ a également été facilitée par la mutation numérique enclenchée par la profession depuis quelques années. Le mandat ad hoc et la conciliation permettent de réunir de manière dématérialisée les partenaires bancaires qui, il faut le souligner, sont actifs et se rendent disponibles pour que les comités puissent être concrètement saisis des demandes de financement. Ces réunions qui se multiplient permettent de partager la réalité de la situation et d’amener les parties à trancher plus rapidement lorsque c’est nécessaire. Les services de l’Etat sont également plongés dans l’opérationnel, les équipes du CIRI et de la DIRE se démultiplient pour faire avancer les dossiers critiques ».
Un triple pontage exceptionnel, mais insuffisant
Alors que les aides gouvernementales représenteraient une somme d’environ 300 milliards d’euros, que certains comparent « au pont aérien de Berlin en 1948 » nous rappelle Franck Michel, les aides ne concernent pas les entreprises en difficulté, comme le déplorent unanimement les praticiens. « En excluant les entreprises qui ne matchent pas un ratio ou un autre, les mesures excluent trop d’entreprises qui n’ont aucune raison de disparaitre. Il n’y a pas de raison de les condamner » plaide Hélène Bourbouloux, administrateur judiciaire chez FHB.
Point néanmoins important, le gouvernement a récemment rappelé que les entreprises en plan de sauvegarde ou de redressement judiciaire n’étaient pas exclues. Un « rappel attendu » nous confirment Charlotte Fort et Théophile Fornacciari.
Concernant le chômage partiel, la mesure est exceptionnelle. Inspirée de la politique allemande pendant la crise de 2008, elle permet de mettre l’économie « sous cloche » pendant le confinement sans détruire les emplois y attachés. « La majorité de nos clients en ont fait la demande » souligne Julie Béot avocat associé chez Fromont Briens, mais « le secteur du BTP et la syntec » ont essuyé les premiers refus. Pour pouvoir en bénéficier il faut « soit être directement visé par une mesure interdisant l’exercice de l’activité, soit être en mesure de démontrer une baisse d’activité certaine sur mars et un prévisionnel d’ici au 30 juin avec présentation de données chiffrées et une cohérence avec le dispositif d’activité partielle sollicité et le nombre d’heures chômées globalement déclarées » nous explique l’avocat. Mais globalement « les choses vont très vites et les directives évoluent d’heure en heure » indique Côme de Girval, avocat chez Capstan. « Le gouvernement a été victime du succès de cette mesure et tente un rétropédalage entre les annonces et les faits. Mais attention, il ne faut pas croire que seules les entreprises dont l’activité est interdite sont impactées. C’est toute l’économie qui est mise à l’arrêt et le redémarrage ne se fera pas si facilement … » plaide l’avocat.
Et puisqu’en effet toute l’économie est impactée, les arbitrages peuvent être compliqués à réaliser. Cependant, « il faut se méfier de l’excès de zèle, si l’on veut être efficace il faut mettre en place des mécanismes automatiques » nous confie Hélène Bourbouloux.
Concernant les prêts garantis aux entreprises Franck Michel indique qu’« il parait aujourd’hui évident que les établissements bancaires ne viendront pas en aide aux mauvais payeurs quand bien même les éventuels prêts seraient garantis par la BPI. Nous allons donc avoir un afflux de procédures collectives. D’après les premières estimations des assureurs-crédit, ce sont 3.858 nouvelles entreprises qui seront concernées par des procédures de restructuration en 2020, soit 55.200 en tout. Une hausse inédite de 8 %, après quatre ans de recul ». Des chiffres qui devront être affinés lorsque nous aurons plus de recul sur l’impact de la crise. « Nous allons avoir une accélération des demandes de procédures préventives principalement sur les sociétés dont les problématiques de rentabilité et d’endettement étaient antérieures à l’impact du Coronavirus » poursuit Franck Michel.
Un plaidoyer pour des mesures encore plus fortes …
Comme l’indique Franck Michel, il pourrait être intéressant à très court terme « de mettre en œuvre un régime dérogatoire qui permettent de prévenir les conversions en liquidations judiciaires par la possibilité de mobiliser auprès des établissements bancaires spécialisés la créance de chômage partiel sur l’état et que le CGEA assouplisse les règles de prise en charge des sommes qui restent à la charge des entreprises ».
Hélène Bourbouloux plaide pour un « une restitution des charges sociales versées en décembre 2019, janvier/février 2020, comme crédit de trésorerie pour les sociétés exclues des prêts garantis par l’état, ainsi que l’obligation pour les banques de prendre position en 5 jours ouvrés et de motiver leur refus d’octroi de crédit, ainsi que la mise en place en urgence du privilège de post money pour les sociétés en plan ».
Pour les entreprises en plan, Eric Etienne-Martin considère qu’« il faudrait indiquer que le dividende 2020 peut être à zéro. Si on traite les difficultés par des procédures collectives on va avoir un effet procyclique ou domino. Ceux qui déposent ne payent pas leurs fournisseurs. Il vaut mieux gérer de la prévention même difficile en conciliation dont les délais ont été allongés. Pour cela il faudrait envisager une intervention de l’AGS en conciliation pour financer la restructuration s’il y a des licenciements nécessaires. Pour la CCSF il y a un blocage sur la TVA sur un mauvais argument : ce n’est pas l’argent de l’entreprise. Pour autant, en termes de trésorerie ceux qui sont aux débits ont enregistré leurs factures clients (tva collectée) mais ne sont pas payés par ceux-ci alors qu’ils doivent décaisser la tva …. Il faut élargir le moratoire des charges à la tva de mars ».
Si le monde de demain ne sera pas celui d’hier, les règles doivent évoluer. Hélène Bourbouloux plaide pour « favoriser l’efficacité de nos outils et tous nos outils : plan de cession y compris au dirigeant ; procédure rapide avec des plans arrêtés sur la base des passif comptables et une clarification de la jurisprudence qui oblige à prendre en compte le passif déclaré. Il faut également une incitation fiscale à investir en reprise » et instituer « un prêt garanti par l’Etat dédié aux opérations de reprise par exemple ». « Il va falloir rallonger les durées de maturité des prêts, accepter des abandons dans le futur ou vendre des actifs » estime l’administrateur judiciaire. En effet, il parait inévitable qu’il y ait « des mouvements de consolidation » et des « bilans à réajuster ». Les entreprises auront « un prêt de 25% de chiffre d’affaires à rembourser sur 6 ans, qui implique d’y affecter une CAF de 4% par an, en prenant en compte des bénéfices moyens des sociétés autour de 1-2% » dans un contexte où elles devront continuer « d’investir et d’assumer le service de la dette ».
C’est pourquoi, il faut « tout faire pour renforcer les fonds propres des sociétés en difficulté en redirigeant l’excès d’épargne vers de l’equity avec une incitation fiscale forte, une refonte des règles prudentielles, et un volontarisme politique (création d’un fonds BPI, de mécanismes types fonds de pensions, d’incitation de l’assurance-vie vers l’equity non coté). Il faut faciliter les abandons de créances publiques lorsque les créanciers privés font cet effort et mettre en place des mesures cash pour compenser les pertes de revenus liées au confinement », indiquent Charlotte Fort et Théophile Fornacciari. En effet comme ils le rappellent, créer de la dette est un « cache misère, cela sauve dans l’immédiat mais dans le futur les entreprises ne parviendront pas à dégager des niveaux de rentabilité suffisants pour rembourser leur nouveau stock de dettes ». Il faut donc « accélérer les délais de traitement des demandes, sur la base du Q&A clair établi par le MINEFI ».
Si Franck Michel rappelle que « les projets resteront suspendus tant que l’environnement économique mondial n’apportera pas de visibilité pour les investisseurs ce qui va au-delà de la période de confinement », Ludivine Sapin estime que « il ne faut pas attendre une reprise des opérations de M&A pour les mois de mai ou juin, mais pour le dernier trimestre 2020 » elle s’accorde à dire que le marché observera « un nombre soutenu d’acquisition d’entreprises sous performantes par celles qui auront été plus solides pendant la crise. Par ailleurs, certaines habitudes de consommation auront été prises et il est possible de penser que certaines ne changeront pas. Les commerces continueront de souffrir post-confinement ».
Des projections difficiles à établir
Si les deals M&A ne reprendront sans doute pas immédiatement post-confinement, « se posera en revanche la question du financement du BFR : il y a ceux qui ont pu payer leurs fournisseurs et qui pourront garder leur besoin en fonds de roulement normatif et il y aura les autres, qui devront financer un paiement plus court » pour Eric Etienne-Martin. Dans ce contexte, si Charlotte Fort et Théophile Fornacciari rappellent que « nous ignorons la capacité future des entreprises à continuer d’emprunter alors que les bilans / fonds propres seront dégradés par les dettes « covid », Eric Etienne-Martin souligne que nous ignorons également quel sera le profil de la reprise « en U, en V, ou en W » ?
Par Cyprien de Girval