Mayday a rencontré Eric de Bettignies, Managing Partner, et Laurence-Anne Parent, Senior Partner, chez Advancy, cabinet de conseil en stratégie. Spécialistes du retail, Eric de Bettignies et Laurence-Anne Parent font le point sur ce marché en pleine restructuration et ses perspectives de développement. Le retail est-il mort ? Pas vraiment.
Mayday : Nous observons de nombreuses entreprises du retail, de toutes tailles, qui sollicitent l’ouverture de procédures collectives et opèrent des transformations importantes. Considérez-vous que la fin du retail est inéluctable ?
Eric de Bettignies : Le retail a pour vocation de mettre en relation des personnes qui ont des besoins et des envies, avec des entreprises qui ont des produits et des services pour remplir ces besoins ou ces envies. Le métier du retail c’est donc de faire du commerce. En ce sens, le retail ne va pas tomber, car ce besoin fondamental de mettre en relation une offre et une demande est toujours aussi fort.
En revanche, comment va-t-il se transformer ?
Nous avons longtemps opposé retail physique et retail digital. Tout le monde pensait que les retailers digitaux allaient prendre la main sur les retailers physiques. Dix ans après les premiers retailers digitaux, on se rend compte qu’ils ont pris des parts de marché car ils ont apporté un service nouveau en permettant aux consommateurs de faire leurs courses depuis chez eux et ont profité du fait que les retailers traditionnels avait perdu de vue la dimension plaisir de l’achat, mais que les acteurs digitaux purs ont perdu beaucoup d’argent, à l’exception d’acteurs tels qu’Amazon et encore en réalité.
Pourquoi ? Parce que quand vous devez mettre 15 euros de mots clés sur google et 15 euros de logistique pour gérer les retours des produits qui ne vont pas, cela représente environ 30 euros par commande, sur des commandes à 100 euros. N’imaginez pas gagner de l’argent avec ce modèle économique. Si en plus vous avez dû faire des promotions, car sur internet les prix sont bas, alors vous perdez beaucoup d’argent.
« Nous pensons que l’avenir est au smart retail. C’est allier le service du contact physique et la logistique du digital »
Au passage le consommateur a perdu lui aussi, car il n’a toujours pas retrouvé le plaisir de l’achat.
C’est pourquoi, nous pensons que l’avenir est au smart retail, que nous mettons en ce moment en place pour plusieurs clients. Le smart retail c’est quoi ? C’est allier le service du contact physique et la logistique du digital. Il ne s’agit pas de faire du click and collect (ou picking) qui consiste à aller chercher en rayon une commande et la préparer à la caisse, car ce modèle coute en réalité très cher. Il s’agit de créer un modèle hybride, qui apporte un vrai service nouveau au client.
Les consommateurs veulent avoir du conseil, mais ne veulent plus se faire écraser les pieds par leurs voisins dans les magasins. Ils ne veulent plus perdre du temps dans les transports, mais veulent, comme avant, parler avec un vendeur et toucher les produits avant de les acheter.
N’oubliez pas : shoping gets boring ! Donnez-leur une raison de venir ! Depuis très longtemps, la plupart des gens ont plus d’argent disponible que leurs besoins stricts de consommation, donc il faut les séduire.
Mayday : On comprend que le retail n’est pas mort, mais qu’il va évoluer vers un modèle mixte, digital et physique. Cela va inévitablement provoquer des changements importants chez les gros retailers. A quelle(s) transformation(s) doit-on s’attendre pour qu’ils puissent s’adapter ?
Laurence-Anne Parent : Les grands retailers doivent en effet comprendre que si pendant des années la croissance c’était le nombre de points de vente, l’avenir ce n’est plus ça. Cela ne veut pas dire qu’il faut moins de pas de porte. Il faut des pas de porte plus petits, car ils sont en partie remplacés par des pas de porte virtuels, et mieux placés. Il y aura une polarisation accrue entre des points d’extrême flux et des points de flux beaucoup moins dense où vous ne pourrez payer autant de m2 qu’avant. Il s’agit par exemple de développer le travel retail qui marche très bien et qui consiste à être là où les gens sont naturellement, dans leurs déplacements.
Par ailleurs, il y a un changement du physique vers l’incorporel. Un retailer aura besoin de moins besoin de surface, mais aura besoin de plus de goodwill incorporel, comme la réassurance apportée par la marque. Une sorte de « Guiness is good for you », de rassurant sans se poser de question, ou de Yuka maintenant, tout simplement.
Mayday : Quels sont les secteurs du retail les plus touchés par cette nécessité de se transformer ?
EdB : Ce que l’on a déjà vu derrière nous, c’est tout l’équipement de la personne : habillement, chaussure, etc. Au demeurant, l’évolution n’est pas française, c’est européen, à minima.
On pense que le non-alimentaire est le candidat idéal suivant, mais pour le coup c’est un effet Amazon.
« On est train de constater ce que nos anciens avaient compris depuis longtemps, c’est que le transport devient compliqué »
L’alimentaire va également être touché. C’est d’ailleurs la prochaine révolution. Là-dessus, allons voir ce qui se passe chez nos voisins. Les chinois ont des petits frigidaires. Ils savent qu’ils ne vont stocker que de petites quantités de nourritures. Cela implique de réaliser des achats fractionnés et donc d’avoir des modalités de livraison qui s’adaptent non pas aux derniers kilomètres, mais aux derniers mètres. Il y a plusieurs expériences qui fonctionnent avec Franprix, Stuart ou même E. Leclerc.
Mayday : Les problématiques liées au transport et à la logistique sont radicalement différentes dans les grandes métropoles et dans les milieux ruraux. Est-ce que nous allons à nouveau assister à un décalage entre la ville et la campagne ?
LAP : Nous sommes convaincus que le mouvement est général, mais qu’il faut être réaliste. On est train de constater ce que nos anciens avaient compris depuis longtemps, c’est que le transport devient compliqué.
On va aller vers cet objectif fondamental de se rapprocher du consommateur. Moins la population sera dense, plus il y aura des systèmes de rendez-vous et de densification des points de rencontre. Plus la population sera dense, moins le système de rendez-vous sera important.
« Dans un retournement, on sait ce qu’il ne faut pas faire : ne pas être un observateur »
Au Japon il y a depuis longtemps des espaces ouverts 24/24h avec un beaucoup de services de proximité, accessibles et concentrés. Cela peut être l’avenir dans une ville moyenne. On pourrait avoir un magasin par exemple Spar qui a une fonction beaucoup plus importante et qui devient le point de rencontre d’un village pour de nombreux services abritant la pharmacie, la boulangerie, etc.
Mayday : Lorsqu’Advancy est confronté à une situation où votre client doit opérer une transformation, on imagine que la remise en cause du dirigeant ne doit pas être facile. Comment les accompagnez-vous et quel rôle jouez-vous vis-à-vis des autres parties prenantes du retournement de l’entreprise ?
EdB : Nous avons créé Advancy sur un concept très simple : lier en permanence la stratégie et l’action. Concilier la vision et le concret, en essayant au maximum d’éviter les concepts théoriques qui n’apportent pas beaucoup de valeur. Nous nous focalisons sur le fait de savoir où l’entrepreneur doit aller et comment il doit y aller. On tient un discours de vérité qui nous sert énormément et qui est parfaitement adapté pour le retournement.
Lorsque nous participons à notre premier Comité de direction chez le client, on s’interdit de demander pourquoi les bonnes décisions n’ont pas été prises avant. En retour, il ne faut pas nous demander si l’on est sûr que le retournement va marcher ! Ou encore nous répondre : « On a toujours fait comme ça, pourquoi changerait-on ? » Si on s’entend pour dire qu’on est là pour prendre des décisions et des directions nécessaires, que l’on tient un discours de vérité, les choses se passent très bien et cela mobilise toutes les personnes qui veulent le progrès … et y participer.
« La transformation, il faut vivre avec, il faut l’anticiper, il faut la préempter et la voir comme une belle opportunité »
Dans un retournement, on sait ce qu’il ne faut pas faire : ne pas être un observateur. En même temps, on ne peut pas couper toutes les branches malades d’une entreprise « au cas où » pour obtenir des cash-flows immédiats. Avec cette stratégie, vous aller mourir guéri. Vous n’aurez plus aucun foyer de pertes, c’est bien, mais vous n’aurez plus de foyers de profits non plus et vous ne pourrez pas vous retourner. C’est pourquoi, d’une main on va travailler sur le court terme : que peut-on prendre comme décision immédiate pour sauver du cash, etc ; et de l’autre main, on regarde quelle direction il faut prendre pour l’avenir. Il faut faire les deux. Ce fameux « et en même temps ».
Ce côté à la fois réaliste dans l’action et agressif dans la visée nous convient très bien. Chez Advancy, on est câblé pour ça et on adore ça.
Il faut être capable, dans le feu de l’action, de prendre des décisions structurantes. Il faut savoir où l’on va, en connaitre les grandes étapes et s’y tenir. Si vous tenez votre calendrier, alors la confiance avec les parties prenantes reviendra petit à petit. Il faut tenir ses échéances, d’abord des échéances de process et petit à petit des échéances de résultat. Normalement, si vous réfléchissez à « où » vous allez, vous irez au meilleur endroit, et si vous savez « comment » vous y allez, vous y allez plus vite.
Heureusement que les chefs d’entreprises ont conscience de la nécessité de changer. Ils sont là aussi pour gérer les boucles de temps : le temps court de l’immédiateté, le temps moyen du renforcement et le temps long de la transformation. Le chef d’entreprise doit en permanence avoir le temps de la semaine, le temps du mois, le temps de l’année et le temps des 5 ans à venir.
Mayday : Selon-vous les mots retail et retournement vont-ils encore être associés pendant longtemps ?
LAP : Le retournement est un moment important de la vie d’une société. Le retail traverse une phase de transformation forte, donc c’est sûr que l’on va voir associés retail et retournement de manière très significative dans les prochaines années.
Mais ce n’est pas la seule industrie qui doit se transformer. Il y une très belle statistique : 60 % des métiers qui seront exercés par les étudiants d’aujourd’hui n’existeraient pas encore. Donc la transformation, il faut vivre avec, il faut l’anticiper, il faut la préempter et la voir comme une belle opportunité.
Propos recueillis par Cyprien de Girval