Célia Magras, docteur en droit et membre du comité scientifique d’APESA, revient pour Mayday Mag sur sa thèse intitulée “La constance des stigmates de la faillite : De l’Antiquité à nos jours” rédigée sous la direction du professeur Benard Gallinato Contino, Professeur à l’Université de Bordeaux. A travers ses travaux, qui feront l’objet d’une prochaine publication, elle montre que l’étude de l’histoire de la faillite, de ses origines romaines à sa disparition en 1985, témoigne de l’instrumentalisation historique de l’humiliation par le droit. Puis, lorsque le droit finit par consacrer explicitement l’innocence du failli la société continue de faire de lui un paria. Un coup de maître juridique puisque l’institutionnalisation d’une répression de la défaillance aux origines de notre civilisation n’est plus dépendante du droit mais de la société.
Aujourd’hui, le chef d’entreprise qui se trouve dans l’incapacité de payer ses dettes ne risque plus d’être découpé ou enchainé par ses créanciers comme à l’époque romaine[1]. Il ne porte plus le bonnet vert[2], n’est plus conduit en prison[3] et garde toutes ses prérogatives de citoyens que lui avaient originellement refusées les révolutionnaires[4]. Le dernier pilier de son exclusion légale, qui tenait à son inéligibilité aux tribunaux de commerce vient lui-même de disparaître avec la loi PACTE dès lors que la procédure est close au jour de l’élection[5].
La vocation punitive du droit des entreprises en difficulté a disparu en France, en dehors des cas de faute. La « panoplie thérapeutique »[6] élaborée pour faciliter le traitement des difficultés ne cesse de se perfectionner. Les procédures sont déjà très nombreuses : règlement amiable, mandat ad hoc pour les procédures confidentielles ; sauvegarde, redressement, liquidation pour les procédures publiques. En accord avec la directive européenne, la loi PACTE enjoint à améliorer l’efficacité du restructuring pour éviter de voir disparaître une entreprise. Par ailleurs, le rétablissement professionnel propose même à certaines conditions un effacement des dettes.
Malgré toutes les réformes assurant l’amélioration du traitement juridique en cas de faillite honnête[7] la crainte d’échouer pèse toujours de tout son poids sur l’entrepreneuriat et freine fortement l’efficacité des mesures légales. Lorsque l’on perçoit le rejet des mécanismes de traitement des difficultés financières du débiteur uniquement à travers le prisme du droit, on en vient à encourager la création de nouvelles méthodes plus efficaces. En dépit des réformes, les chefs d’entreprise incapables de faire face à leurs dettes redoutent et repoussent le diagnostic et donc le traitement conçu pour les aider.
L’assimilation des difficultés de l’entreprise à une maladie rémissible à condition d’agir vite est très fréquente. Il paraît donc nécessaire de se demander pourquoi les Français persistent à craindre la faillite, alors même que le droit tente de les accompagner au mieux. Leur crainte de s’en remettre aux tribunaux serait-elle donc irrationnelle ? La peur, lorsqu’elle n’est pas pathologique, a pour but de protéger l’individu d’une menace[8]. Elle est fonctionnelle. Si la menace perçue par les entrepreneurs ne trouve pas son origine dans le droit cela ne la rend pas moins violente pour autant puisqu’elle prend une forme bien plus insidieuse : la « stigmatisation sociale de la faillite »[9]. La marque apposée au défaillant, jadis extériorisée par le biais de différents mécanismes mis en place par le législateur, est aujourd’hui parfaitement intériorisée et n’a plus besoin d’un relais juridique pour générer une forme d’exclusion.
En quelques années, la stigmatisation est devenue l’ennemi n°1 de l’esprit d’entreprise en Europe. Elle pourrait, à condition de devenir un objet d’étude à part entière, être la clef pour résoudre les difficultés rencontrées par le droit depuis près d’un siècle. Pourtant ce phénomène sociologique complexe, pris comme une évidence, n’est jamais réellement explicité. Paradoxalement, le besoin empirique de remettre en cause la marque que subit le chef d’entreprise ne fait aucun doute. Les conséquences personnelles et professionnelles d’une faillite sont encore aujourd’hui particulièrement violentes. Ce mécanisme « encourage les individus à éviter ou à utiliser le moins possible les services permettant de leur offrir un traitement »[10]. Il freine le rétablissement économique de l’entrepreneur et contredit les ambitions législatives actuelles de favoriser le rebond. Comment lutter contre cet adversaire puissant, qui a su évoluer pour s’adapter à toutes les époques, sans réellement le connaître ?
L’utilisation du terme stigmate repose sur l’idée qu’un comportement constitue une déviance, qu’il doit être marqué, étiqueté pour être identifié. Lorsque la conduite de l’individu est découverte par la communauté à laquelle il appartient, ici le fait de ne pas payer ses créanciers, il devient un failli. Il s’agit d’un attribut social dévalorisant qui renvoie à l’écart d’une norme et entraîne une réaction du corps social. La particularité de cette marque est qu’elle dévalue la personne non seulement dans son rapport avec les autres, mais aussi dans son rapport à elle-même[11].
Cette notion particulièrement éclairante transcende les espaces géographiques et les époques pour saisir les forces agissantes qui se cachent derrière les formes plurielles et évolutives du droit. La stigmatisation de l’échec est une problématique globale. L’Union européenne atteste de son existence et on la retrouve même aux États-Unis dont on vante sans cesse la vision positive de l’échec. On peut légitimement se demander comment ils parviennent à faire face à ce puissant adversaire de l’esprit d’entreprise. Il ne faut pas mystifier cette réussite, ce n’est pas la magie, mais la science qui leur permet de lutter à armes égales. Étudier une institution juridique par le biais de la sociologie semblait « provocant »[12], lorsque cela a été entrepris il y a 30 ans, mais nécessaire pour faire avancer le débat politique[13].
Aussi ce travail, qui n’est que le premier jalon d’une étude de la stigmatisation de l’échec entrepreneurial, a vocation à découvrir la source du phénomène. Les stigmates de la faillite s’enracinent dans les prémices de notre civilisation. Le cadre institutionnel antique n’a rien de commun avec le nôtre, mais le cadre moral qui pèse de tout son poids sur la défaillance se forge bien avant que le droit n’en fasse état et perdure très logiquement même lorsque le législateur tente de l’effacer. La progressive disparition de la répression de la faillite, et sa relégation au seul cas de fautes avérées imposent d’entrevoir l’ostracisation du défaillant qui perdure en marge du droit. Dans les esprits, la défaillance reste une déviance et entraîne une réaction du corps social. Perte de confiance, rejet de la part des partenaires commerciaux, mais aussi honte, dépression, isolement pour le débiteur qui se retrouve malgré lui expulsé dans la catégorie des individus dangereux pour l’ordre économique et social. À travers les évolutions permanentes d’un droit qui ne cesse de tenter de s’adapter aux besoins économiques, on remarque la constance de la stigmatisation qui se maintient sans égards aux réformes.
Faut-il céder au pessimisme et considérer que rien ne peut être fait, car les stigmates de la faillite sont inaltérables si ce n’est la dissimulation des difficultés de l’entreprise ? La confidentialité a ses limites. Les vecteurs de transmission de l’information sont très nombreux et il semble difficile de tous les maîtriser. Le chemin emprunté mène donc à une impasse et nécessite de renouveler les méthodes. Ce n’est pas la publicité qui fait le stigmate, mais la manière dont l’information est interprétée par ceux qui en ont connaissance ou qui en sont les victimes. Le combat contre la stigmatisation de l’échec entrepreneurial sera long, mais l’élaboration d’une méthode adaptée laisse entrevoir la possibilité d’une victoire. Les nombreuses associations créées pour accompagner le chef d’entreprise dans son processus de guérison et de rétablissement économique, social et psychologique démontrent qu’il est possible de les surmonter. « On ne peut résoudre un problème avec le mode de pensée qui l’a engendré »[14]. Alors qu’attendons-nous pour changer de perspective ?
Par Célia Magras, Docteur en Droit et membre du Comité Scientifique d’APESA
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[1] « Ce dépècement d’un corps à partager, qui te paraît si hideusement barbare […] Nos ancêtres ont voulu sanctionner la bonne foi, non seulement dans l’ordre des devoirs, mais encore dans les relations commerciales, et surtout dans le prêt d’argent. Ils sentirent qu’on privait la gêne temporaire de cette ressource, à laquelle chacun peut avoir à recourir dans la vie de tous les jours, si le débiteur de mauvaise foi pouvait, sans un grand risque, se jouer du créancier », AULU-GELLE, [130 ap. J.‑C. à 180 ap. J.‑C.], « Les nuits attiques », Livre XX., op. cit., T. III, p. 323.
[2] « ordonne que pour marque ledit Bubigne portera à l’advenir un bonnet ou chapeau verd […] & ou il sera trouvé sans ledit bonnet où chapeau verd, apres que le dit le Moyne le luy aura fourny, avons permis & permettons à icelui le Moyene, & autres créancier le faire remettre en prison,.
[3] La déclaration de faillite au greffe du tribunal emporte directement, en vertu de l’article 455 du Code de commerce, « le dépôt de la personne du failli dans la maison d’arrêt pour dettes, ou la garde de sa personne par un officier de police ou de justice, ou par un gendarme ».
[4] « Aucun failli, banqueroutier ou débiteur insolvable, ne pourra être, devenir, ni rester membre d’aucun conseil ou comité municipal, non plus que des assemblées provinciales, ou de l’Assemblée nationale, ni exercer aucune charge publique municipale », LAFERRIÈRE, J.L.F., Histoire du droit français, Joubert, Paris, 1838, T. II, p. 135.
[5] Article L 723-4 modifié par la loi Pacte du 22 mai 2019, https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=520DA77C1DE18703C646CC752A8DFDF8.tplgfr38s_3?idArticle=LEGIARTI000038587762&cidTexte=LEGITEXT000005634379&categorieLien=id&dateTexte=, consulté le 17/08/2019.
[6] CHASSAGNON, A., « La réforme du droit des faillites : Un palliatif plus qu’un remède », Le Monde, 12 juin 1984.
[7] Avis du Comité économique et social européen sur la « Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique et social européen et au Comité des régions — Surmonter les stigmates de la faillite d’entreprise — Pour une politique de la deuxième chance — Mise en œuvre du partenariat de Lisbonne pour la croissance et l’emploi », Journal officiel de l’Union européenne, 30 août 2008.
[8] MOLLARD, E., La peur de tout, Odile Jacob, 2003.
[9] Ibid.
[10] EARNSHAW, V. A., QUINN, D. M., « The impact of stigma in healthcare on people living with chronic illnesses », Journal Health Psychology, 17, 2012, p. 157‑168.
[11] DERICQUEBOURG, « Stigmates, préjugés, discrimination dans une perspective psychosociale », Études interethniques, 9, 1988‑1989, p. 65‑74.
[12] MCINTYRE, L., « A sociological perspective on Bankruptcy », Indiana Law Journal, vol. 65, 1989.
[13] Ibid.
[14] Enstein, Albert.