Mayday a rencontré Jean-Pascal Beauchamp et Christophe Guerner, respectivement Associé responsable de l’activité Restructuring et Directeur chez Deloitte, à l’occasion de la sortie de l’étude Deloitte Altares intitulée « L’entreprise en difficulté en France en 2018, Une fin de cycle ? ». Réalisée depuis plus d’une dizaine d’années, cette étude constitue l’un des observatoires d’analyse statistique des entreprises en difficulté les plus complets. Reposant sur l’expertise combinée d’Altarès et de Deloitte, l’étude est le résultat d’une série d’enquêtes de terrains et d’interviews conduites par les équipes de Deloitte, complétées par l’analyse des données issues d’un échantillon de 17 tribunaux de commerce, de l’OCED et du CNAJMJ. Avec cet important travail, Deloitte veut aller au-delà des chiffres et les faire vivre. L’année 2018 connait une baisse notable des défaillances et affiche des statistiques en dessous de ceux de la crise de 2008. Un nouveau record en trompe l’œil ?
Mayday : Quels sont les grands enseignements que vous tirez pour 2018 ?
Jean-Pascal Beauchamp : Lorsque nous regardons les chiffres, à priori tout va très bien. Nous sommes au stade le plus bas jamais atteint en termes de nombre de procédures collectives ouvertes en 2018 et d’emplois concernés par ces défaillances. En effet, on peut recenser 54.627 procédures collectives cette année, soit un seuil inférieur à 2008, avant que les premiers effets de la crise ne se fassent ressentir.
Même écho sur le plan social, qui constitue pour nous l’indicateur le plus important : les 165.675 emplois concernés en 2018, en baisse de 3% vs 2017, apparaissent inférieurs à l’année 2008.
Toutefois, ce constat très positif est assombri par le fait que cette baisse sur l’année entière masque une inversion de courbe depuis juin 2018. Et depuis juin 2018, les défaillances, en nombre d’entreprises, toutes tailles confondues, sont en hausse régulière.
Nous nous attachons dans notre analyse à un segment « pareto », important à nos yeux de praticiens Restructuring sur le plan social. Ce segment, c’est celui des entreprises de plus de 20 salariés. Et s’il concentre 62.800 emplois menacés, soit près de 40 % du total des salariés concernés, il ne représente que 1284 entreprises défaillantes. Or ce segment, tout comme celui des entreprises de plus de 7,5 m€ de CA, est en hausse sur toute l’année 2018. Et non depuis juin ? Cela change le constat positif de base, non ?
Altarès va publier un nouveau rapport en mars qu’il conviendra d’observer avec attention, afin de vérifier si cette tendance se confirme.
Mayday : Pourquoi l’indicateur d’emplois concernés est-il le plus important ?
JPB : C’est un point clé pour nous, chez Deloitte Restructuring. S’attacher seulement au nombre de procédures collectives ouvertes, en ce qu’il inclut les faillites d’auto-entrepreneurs ou d’entreprises sans salarié qui n’ont qu’un faible impact social, cela parasite l’information et ne nous mets pas en situation de comparaison à un niveau européen. Cela donne l’image d’un pays en difficulté économique, à un taux de défaillance astronomique par rapport à nos voisins, alors que les données issues des défaillances montrent une situation plus avantageuse. Il faut relativiser.
Christophe Guerner : Quelques données à mettre en perspective : 40.358 entreprises de 0 à 2 salariés (soit 74% des défaillances) concernent 21% des emplois menacés.
Pour enfoncer le clou, les entreprises entre 0 et 9 salariés représentent 94% des faillites enregistrées, (dont 2/3 représentent des entreprises ayant entre 1 et 3 employés), c’est-à-dire 48% des emplois menacés.
A l’inverse, lorsqu’on rentre dans le détail, on remarque qu’il y a seulement 1.284 entreprises de plus de 20 salariés qui ont fait l’objet d’une procédure collective en 2018. Et encore, si l’on ne s’attache qu’aux sauvegarde et redressement judiciaires ouverts (hors liquidations directes) pour ce segment, le nombre de procédures ressort à moins de 1000 entreprises, seulement à 859 pour être précis.
« Il est annoncé une remontée des taux en 2020. Or, si les taux remontent trop brutalement, le service de la dette aura d’énormes difficultés à être rempli, indépendamment des performances de chaque entreprise »
JPB : C’est donc ce segment qui offre le plus de leviers. Toutes les mesures législatives, réglementaires, ou actions préventives ou curatives des praticiens du restructuring peuvent ici avoir un réel impact social.
Mayday : Y a-t-il des secteurs plus impactés que d’autres ?
JPB : Concernant l’analyse sectorielle, il faut bien mettre en relief dans le nombre d’entreprises concernées et le nombre d’emplois qu’elles représentent, la variation d’une année à l’autre et la part de défaillances annuelle de chaque secteur. Ce sont des chiffres en trompe l’œil et il faut aller au-delà de la première analyse. Par exemple, dans notre étude, peu d’entreprises du secteur du retail apparaissent concernées, mais elles représentent beaucoup d’emplois.
CG : Si on regarde le retail, il a a priori baissé de 5 %, mais ce faible nombre de procédures dissimule des entreprises d’une taille importante qui représentent, comme le dit Jean-Pascal, 13% du nombre de défaillances dans l’année, avec de nombreux emplois derrières.
C’est pareil pour l’ensemble du secteur de la construction. C’est 3 % de défaillances en moins que l’an dernier, mais elles représentent une entreprise sur 4 sur l’ensemble des défaillances.
Et cette baisse de 3% sur l’année, toutes tailles d’entreprises confondues, fait apparaitre en fait une augmentation de 21% si l’on porte notre analyse sur les entreprises de plus de 20 salariés dans ce secteur. L’impact social, ici, est réellement prégnant.
Le service aux entreprises a été particulièrement impacté avec une hausse de 7% et une part de 13% des défaillances annuelles.
Enfin, le transport et logistique subit une hausse forte de 14% pour une part plus limitée de 4% des défaillances. Vous observerez que l’impact Gilets Jaunes ne se fait pas encore ressentir dans cette étude qui s’arrête à décembre 2018.
« Quant au mouvement des Gilets Jaune, c’est un catalyseur qui va impacter surtout les secteurs du commerce, du tourisme, de la restauration et de l’hôtellerie, mais ce mouvement n’explique pas à lui seul les ajustements que l’on risque de connaitre en 2018 »
Mayday : Qu’en est-il du nombre d’entreprises créées ? Constate-t-on un ralentissement ?
JPB : Non, au contraire, l’’étude des créations d’entreprises est en hausse sensible de 17% en 2018. C’est surtout l’utilisation du statut d’auto-entrepreneurs et des entrepreneurs individuels qui soutient cette hausse. Il y a de manière évidente une forme « d’uberisation » dans le fait d’être aujourd’hui employé sous le format auto-entrepreneur. Ce que nous aimerions savoir, c’est la part de salariés issus de défaillances l’an dernier devenus aujourd’hui auto-entrepreneurs.
Mayday : Cette enquête vous a conduit sur le terrain. Selon les acteurs que vous avez rencontrés, quels sont les enjeux auxquels les entreprises vont devoir faire face en 2019 ?
JPB : Mise à part la gestion de l’impact des Gilets Jaune qui concerne essentiellement les petits et moyens commerces, mais qui est réel, les enjeux des entrepreneurs portent plus sur le virage digital, la cybersécurité et le recrutement que la difficulté à trouver des financements.
Ce que nous observons sur le terrain, c’est que, comme tout va mieux depuis quelques temps, un certain nombre de protections ont été allégés pour les emprunteurs (assouplissement des covenants, etc.). La faiblesse des taux bancaires a constitué une opportunité pour les entreprises qui pour certaines en ont vraiment usées. En conséquence de quoi, nos entreprises hexagonales sont 2 fois plus endettées que dans les autres pays d’Europe. Ce mouvement a été accentué, par une réelle abondance de liquidités des investisseurs après la crise, qui a également participé à la construction d’une bulle qu’il va falloir gérer dans les prochaines années.
Il est annoncé une remontée des taux en 2020. Or, si les taux remontent trop brutalement, le service de la dette aura d’énormes difficultés à être rempli, indépendamment des performances de chaque entreprise.
Quant au mouvement des Gilets Jaune, c’est un catalyseur qui va impacter surtout les secteurs du commerce, du tourisme, de la restauration et de l’hôtellerie, mais ce mouvement n’explique pas à lui seul les ajustements que l’on risque de connaitre en 2018.
CG : Par ailleurs, on observe sur le terrain de plus en plus de fonds d’investissement, souvent européens désireux de reprendre une entreprise en difficulté en injectant très peu, voire pas de new money. Nous regrettons que certaines opérations ne se construisent pas sur un socle financier et économique suffisamment solide. Si on veut reprendre une entreprise, il faut un minimum d’investissement de la part du repreneur pour financer les CAPEX, la formation des salariés, etc.
Mayday : Chez Deloitte, comment appréhendez-vous cette problématique ?
JPB : Cela s’inscrit dans notre offre Distressed M&A : nous sommes régulièrement sollicités pour accompagner des actionnaires dans la fermeture de sites non core business. Nous leur proposons systématiquement d’initier d’abord un processus de restructuration opérationnelle, et à défaut de retour à la profitabilité, un processus de cession avec la recherche d’un repreneur sérieux au projet solide et capable d’injecter d’abord son propre argent.
CG : Cela va souvent de pair avec la préservation de l’emploi, ce ne sont pas des intérêts divergents. Dans 90 % des cas, nous arrivons à céder une entreprise et à sauver la majorité des emplois attachés dans un contexte initialement compromis. Dans ce cas, nous faisons nous-même le métier de banquier d’affaires en contexte distressed.
Afin, de servir notre objectif de sécurisation, nous avons décidé d’avoir une structure de rémunération qui n’est pas fondée sur un success fees, mais uniquement sur le temps passé. Aussi, nous sommes capables de ne pas conseiller une sortie lucrative qui n’assurerait pas la pérennité de l’activité.
JPB : On joue aussi un rôle de garde-fou lorsqu’il le faut, afin d’amener les parties prenantes à comprendre et à accepter qu’une activité doit s’arrêter, sauf à prendre le risque de fragiliser encore davantage un écosystème et ses emplois.
Propos recueillis par Cyprien de Girval
Pour télécharger l’étude complète.
Sur les auteurs :
Jean-Pascal Beauchamp a exercé pendant une dizaine d’année au sein d’une étude d’administrateurs judiciaires où il s’est formé aux procédures amiables et judiciaires et aux pratiques des Tribunaux de commerce. Il a ensuite rejoint Mazars et y a créé le département restructuring qu’il a dirigé pendant 5 ans, avant de rejoindre Grant Thornton, puis de reprendre fin 2012 le département restructuring du Cabinet Deloitte qu’il pilote aujourd’hui. Chez Deloitte, il a développé une offre complète dédiée au retournement des entreprises, allant du Cash Flow Management, à l’IBR, au détachement d’un CRO post refinancement, jusqu’à l’assistance à la cession ou à la reprise d’entreprises en difficulté (distressed M&A).
Christophe Guerner a débuté en Restructuring en 2002 chez Mazars, expertise qu’il a ensuite développé chez Grant Thornton et Deloitte. Il y dirige aujourd’hui l’activité distressed M&A.