Si la valorisation d’une entreprise in bonis est toujours un exercice complexe, il existe des méthodes de référence reconnues. Dans le contexte particulier de l’entreprise en crise, est-il possible de s’appuyer sur des techniques de valorisation fiables ? Eclairage de Julien Trelhu, Associé chez BDO en charge du restructuring, et Jérémie Surchamp, Manager chez Aryès, Investisseur en retournement.
Qu’est-ce qu’une entreprise en difficulté ?
Une entreprise est en difficulté lorsqu’elle fait face à des problèmes insurmontables par ses propres moyens : son pronostic vital est engagé. Cela se traduit immanquablement à plus ou moins brève échéance par une impasse de trésorerie et ainsi la société se voit confrontée à une situation d’urgence.
Quelles sont les issues possibles de la crise ?
Il existe deux grands cas de figure :
L’entreprise bénéficiaire :
L’activité économique de l’entreprise ou du groupe est fondamentalement bénéficiaire : la difficulté provient soit d’un accident, soit d’un endettement surdimensionné par rapport à ses capacités bénéficiaires. Si la société est en difficulté c’est parce qu’elle ne parvient pas à se refinancer, les acteurs de marché considèrent
- Soit que ses cashflows futurs sont trop incertains au regard de sa dette
- Soit qu’elle est en valeur négative, sa dette excédant la valeur de son fonds de commerce
Pour l’entreprise bénéficiaire, la question clé sera sa capacité à dégager de nouvelles ressources pour faire face à son passif soit dans le cadre d’une négociation amiable, soit dans le cadre d’un plan d’apurement d’une procédure collective.
L’entreprise déficitaire :
L’entité connaît un problème profond de modèle économique et sa capacité à devenir bénéficiaire dépend d’une transformation lourde et incertaine. Pour ces entreprises structurellement déficitaires, il existe presque autant de vérités que de sociétés concernées :
- Soit une restructuration de la société est envisageable : cession des actifs non stratégiques permettant de dégager des ressources, alliée à un plan d’économies puis déploiement d’une nouvelle stratégie dans un second temps. Ce redéploiement sera financé par sa propre trésorerie ou par un apport d’argent frais et l’entreprise sera en mesure de poursuivre son activité de manière indépendante, en ayant eu recours ou non à une procédure collective.
- Soit le point mort est inaccessible, l’adossement à une structure du même écosystème (in bonis ou en plan de cession), afin de dégager des économies d’échelle et de réduire les coûts de structure fixes, est alors l’issue privilégiée.
- Soit la crise sera fatale et l’entreprise sera mise en liquidation.
Société en crise : une valorisation complexe
Les méthodes de valorisation usuelles, reposent sur un certain nombre de postulats, qui ne se vérifient plus dans le cadre d’une crise. En effet :
- L’intégrité de la société n’est plus garantie : quand il s’agit de valoriser l’entreprise, il est considéré qu’elle représente un tout, indivisible qui perdure dans le temps, sauf volonté contraire des actionnaires.
- Les dettes ont une valeur relative : toutes les méthodes de valorisation intègrent le montant de la dette dans le calcul de la valeur des titres. Si la société est dans une période de crise aiguë, certains créanciers peuvent accepter une décote de leurs créances contre un paiement immédiat. Apprécier la valeur de la dette est alors impossible sans avoir avancé dans les négociations avec les créanciers.
- La rationalité limitée des parties prenantes nuit à la modélisation : s’il existe des scénarii de retournement crédibles, la sortie de crise passe généralement par des négociations avec d’autres parties prenantes de l’entreprise. Il peut s’agir de créanciers à qui l’on demande un une forte décote ou alors d’instances de représentation du personnel qui doivent accepter la fermeture définitive d’un site avec, comme conséquence, de nombreux emplois perdus. Dans ce cadre, pour des raisons diverses telles que la défense de principes idéologiques ou d’affichage, les parties prenantes peuvent refuser le plan de sortie de crise quitte à perdre l’intégralité de leurs intérêts dans la société.
- Le temps comprimé ne permet pas une concurrence pure et parfaite : si l’entreprise chaque jour travaille à perte avec une dégradation significative de la trésorerie et qu’aucune ressource équivalente hors exploitation n’est identifiée, c’est une course contre la montre qui s’engage afin de trouver une issue. Dans cette situation, le « chevalier blanc » qui va apporter les financements nécessaires ou qui va racheter le fonds, intervient dans l’urgence. Il y aura fatalement moins d’informations et un temps d’analyse plus court pour un repreneur à la barre du tribunal, comparé à un processus classique de diligences d’acquisition. Il y a également moins de temps pour la recherche des candidats sans compter les candidats potentiels que ce contexte rebute (pas d’exclusivité, règles spécifiques…)
- La crise a pu transformer l’entreprise : défiance de l’environnement économique, départ des talents… Une crise est destructrice de valeur, surtout lorsque l’information est de notoriété publique (procédures collectives par exemple). Ainsi l’éclatement de la crise peut suffire à faire changer brutalement la physionomie d’une activité et les données de performances historiques qui supportent la modélisation de la valorisation ne sont plus représentatives.
Valorisation d’une entreprise en difficulté : les techniques usuelles
- DCF
La technique de valorisation par les DCF est souvent qualifiée de méthode la plus pure pour valoriser une entreprise car elle se base sur les cash flows futurs actualisés de l’entreprise, soit la valeur dont pourra bénéficier l’acquéreur à terme. Dans le cadre d’entreprises en difficulté, le principe même des DCF est remis en cause car le prérequis de cette méthode repose sur la continuité d’exploitation qui est, dans ce cas, plus qu’incertain. Si l’on accepte de considérer que l’entreprise a un avenir, alors se posent les questions du taux d’actualisation représentatif du risque que prend l’acquéreur et de la méthodologie du calcul de la valeur terminale.
La valorisation par les DCF apparaît dès lors peu adéquate pour valoriser une société en difficulté car les valeurs obtenues vont dépendre en grand partie du taux d’actualisation et de croissance à l’infini qui seront censés être représentatifs de la capacité de l’entreprise à délivrer son business plan. Modéliser dans un contexte perturbé une corrélation mathématique parfaite demeure une gageure.
- Comparable : les multiples
La méthode des comparables permet d’approcher une valorisation d’une entreprise en difficulté sur la base d’une valeur de fonds de commerce, c’est-à-dire debt free et cash free. Cette méthode est particulièrement simple à utiliser s’il s’agit de valoriser des actifs corporels. Elle sera ainsi souvent retenue par les tribunaux de commerce pour inciter les candidats repreneurs d’immeubles à relever leurs offres sous peine de voir le tribunal refuser toute attribution. S’il s’agit de valoriser une entreprise dont la valeur réside principalement dans la valeur de son fonds de commerce et non pas dans ses immobilisations corporelles, cette méthode devient imparfaite car il conviendra d’appliquer des décotes sur les valeurs obtenues afin de tenir compte de la situation spécifique de l’entreprise en difficulté et l’on risque d’obtenir autant de taux de décote que de repreneurs potentiels. Néanmoins, une entreprise même en difficulté peut se retrouver valorisée avec une faible décote si elle représente une valeur d’enjeu sur un marché spécifique pour des raisons aussi diverses que ses parts de marché, son outil industriel unique, ses brevets, des marques puissantes, son temps d’avance pionnier (start up pionnière) …
- Reconstitution
La méthode de reconstitution n’est qu’une variante de la méthode des comparables sauf qu’elle ne compare pas deux entreprises déjà matures mais le coût de reconstitution d’une entreprise comparable à celle qui est en difficulté. Elle reprend alors l’ensemble des investissements nécessaires pour créer l’outil de production et le fonds de commerce. Pour ce faire, elle tiendra également compte des pertes potentielles intercalaires estimées le temps de se constituer des parts de marché identiques. Cette méthode est souvent utilisée par les concurrents d’une société en difficulté. Devant le risque que constitue une telle reprise, le concurrent met en balance le coût global d’une reprise d’activité et sa création. Son choix d’intervenir en tant que repreneur d’une entreprise en difficulté s’effectuera en fonction de son appréciation de l’avantage économique qu’il trouvera par rapport au lancement d’une nouvelle activité équivalente de toute pièce.
Conclusion
Lorsqu’un grand malade arrive aux urgences pour y être opéré, la question des proches à son chevet est : « va-t-il s’en sortir » et pas « fera-t-il le marathon en moins de 4h ». Le traitement d’une affaire en difficulté, débute par un diagnostic afin d’envisager les options de sortie de crise. La valorisation de l’entreprise sera ensuite fonction de l’option qui se dégage : restructuration de la structure existante ou cession, retournement in bonis ou recours à une procédure collective. Une fois le chemin défini, il sera possible de mesurer l’investissement nécessaire au retournement et les perspectives de rentabilité de la société « guérie ».
Etre en difficulté n’implique donc pas ne plus avoir de valeur, mais il s’agit d’une période risquée, singulièrement pour les actionnaires historiques et les créanciers. Certains investisseurs spécialisés dans le retournement ont bien compris que les entreprises en difficultés représentent des opportunités : le ticket d’entrée est moins élevé du fait de la crise et de l’incertitude, mais si le retournement est mené à bien, la profitabilité sera au rendez-vous. Il n’en demeure pas moins que rares sont ceux qui acceptent d’investir dans un contexte de difficulté. Alors qu’une réforme d’envergure du droit des affaires en difficulté se profile, une incitation et une protection des financements des entreprises en cours de retournement sont demandées par les praticiens.
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Sur les auteurs :
Expert-comptable et commissaire aux comptes, diplômé de l’Ecole Supérieure des Sciences Commerciales d’Angers (ESSCA), Julien Trelhu a commencé son parcours professionnel comme auditeur chez RSM Salustro-Reydel puis KPMG avant de fonder JFI&JT avec Jean François INIZAN en 2011. En 2018 il crée le département national « Restructuring & Performance » chez BDO France. Julien accompagne les entreprises dans des moments clés : lors de situation de crise de cash (contexte amiable et judiciaire), de période de transformation (plan de performance) ou lors d’opérations haut de bilan dans des contextes de trésorerie tendue (due diligence acheteur ou vendeur, détourage…).
Investisseur en retournement, Jérémie Surchamp est manager chez Aryes depuis 2018. Auparavant il exerçait chez D&P depuis 2004 où il a mené, entre autres, les investissements People & Baby, DxO Labs ou Orrion Chemicals et a assuré le suivi d’OLIN (ex-Nortène coté sur Eurolist C) et Créatifs.
Jérémie Surchamp a été Président de l’Afic Avenir, Club de 950 membres au sein de l’Association Française des Investisseurs en Capital et est diplômé de l’EM Lyon.