L’équipe Deloitte Restructuring, qui peut compter sur une soixantaine de professionnels, vient de publier son étude sur les défaillances d’entreprise pour l’année 2023, marquée notamment par une hausse importante du nombre de procédures, et la mise en application des classes de parties affectées. Retour sur cette étude avec Christophe Guerner (associé responsable de l’offre Distressed M&A), qui pilote les analyses, et Marie Waechter (avocate chez Deloitte Société d’Avocats), qui y présente une analyse comparée de l’adoption du concept de classes de paries affectées dans 10 Etats membres.
Mayday : Qu’est-ce qui distingue votre étude des autres travaux que l’on peut trouver sur les défaillances d’entreprises ?
Christophe Guerner : C’est une étude qui se veut la plus exhaustive possible. Au-delà du nombre de défaillances, elle s’intéresse à leur répartition par région, par secteur, par taille d’entreprise. Elle apporte surtout des précisions sur le sauvetage des entreprises avec des statistiques sur les débouchés des procédures (plans de continuation et plans de cession), ou sur les pourcentages de succès des plans de continuation au bout de 10 ans. L’étude présente également des analyses plus spécifiques sur la valorisation des entreprises en difficulté, sur les offres qu’elles peuvent recevoir en plan de cession, ou sur le niveau de sauvetage d’emplois qui peut être espéré par ces procédures.
Enfin, à travers l’étude menée par Marie sur la transposition de la directive européenne concernant les classes de parties affectées, nous apportons un éclairage croisé sur les défaillances en France et en Europe.
« En cumulant l’amiable et le judiciaire, on constate, de 2022 à 2023, une hausse de 70 000 emplois menacés par une procédure. »
Mayday : Que révèle votre étude sur l’état des défaillances d’entreprises en France ?
CG : Il y a des éléments auxquels nous nous attendions : une forte recrudescence après deux années non normatives en termes de défaillances, parce que les entreprises avaient été soutenues par d’importantes mesures, notamment en post covid. En 2022, nous observions déjà une nette augmentation, sans pour autant atteindre les niveaux d’avant crise sanitaire. En 2023, ces niveaux d’avant crise ont non seulement été atteints, mais dépassés. Avec 57 729 procédures collectives, nous sommes revenus sur des niveaux plus normatifs.
Si on rentre plus dans le détail, on observe une hausse très franche du nombre d’emplois menacés. C’est-à-dire le cumul du nombre d’emplois dans les entreprises concernées par une procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation). Avec 240 000 emplois concernés, la hausse est de 60% par rapport année dernière.
Les procédures amiables touchent un peu moins d’emplois qu’en 2022, en passant de 190 000 à 160 000. Cette baisse pourrait être expliquée par le fait que des entreprises de taille importante qui auraient été auparavant traitée en conciliation, on put l’être en sauvegarde accélérée suite à la transposition de la directive européenne. Pour les très grosses entreprises, il suffit parfois d’une société concernée en plus ou en moins pour que les chiffres varient significativement.
En cumulant l’amiable et le judiciaire, on constate, de 2022 à 2023, une hausse de 70 000 emplois menacés par une procédure. Notons cependant que si plus d’emplois sont menacés, il y a aussi plus d’emplois sauvés. Les taux de sauvetage des entreprises à travers les conciliations, plans de sauvegarde et redressement, restant assez similaires d’année en année, preuve de la solidité de notre système de traitement des entreprises en difficulté et de l’efficacité de ses acteurs.
Un autre enseignement intéressant porte sur la taille des entreprises concernées par une procédure collective : la plus grosse procédure de 2023 était significativement plus grosse que celle de 2022. En 2022, on comptait 12 entreprises de plus de 500 salariés, contre 23 en 2023. Pour celles de plus de 1000 salariés, nous sommes passés de 5 à 8.
Mayday : L’étude évoque la question de la valeur des entreprises en plan de cession. Quels en sont les grands enseignements ?
CG : Tout à fait. C’est venu avec la transposition de la directive européenne. On a souhaité avec l’introduction de la notion de créancier « in the money», et donc de valorisation d’entreprise en difficulté, créer un outil permettant de déterminer si les créanciers sont dans la valeur. On s’est attelés à constituer une base de données en compilant plus de 700 jugements concernant des entreprises de plus de 3 M€ de chiffre d’affaires, avec des données par secteur, par taille d’entreprise, par région. Cet outil nous permet d’estimer, pour une activité donnée, dans un secteur et un bassin d’emploi défini, quelle pourrait être la valeur théorique qui pourrait être obtenue à la barre du tribunal.
On se rend compte que le prix moyen obtenu est de l’ordre de 3% du chiffre d’affaires de l’entreprise. Ce chiffre dépend en fait de beaucoup de facteurs. Par exemple, plus l’entreprise est grosse, plus le pourcentage de valeur par rapport au CA est faible. Sur certaines activités, on obtient des valeurs bien plus élevées que les 3%. Cela dépend aussi des actifs présents dans l’entreprise : s’ils sont difficilement valorisables, c’est compliqué d’obtenir des belles valeurs au tribunal de commerce. Inversement, quand l’entreprise dispose d’actifs immobiliers ou tangibles, les valeurs sont plus importantes.
Une des limites de notre analyse, c’est que moins de 10% des jugements obtenus rendent compte des charges augmentatives du prix. Et encore moins sont ceux qui détaillent les autres coûts liés à la reprise (reconstituer le besoin en fonds de roulement, financer des capex, etc.).
Cet outil est très apprécié des administrateurs judiciaires qui nous ont beaucoup sollicités au cours de l’année afin de les assister dans la valorisation des entreprises en procédure collective et dans la constitution des classes de parties affectées.
Mayday : Au niveau géographique, comment expliquer que certaines régions, comme les Hauts de France, aient connu une moindre hausse du nombre de défaillances qu’ailleurs ?
CG : C’est vrai que certaines régions s’en sortent mieux que d’autres, mais il est délicat de tirer des conclusions sur ce point. La différence d’implantation de certains secteurs dans ces régions explique en grande partie les écarts. Cela peut être également lié aux outils de prévention mis en place par les acteurs locaux, notamment les conseils régionaux qui œuvrent aux côtés des entreprises en difficultés.
« On constate que pour les plans de redressement adoptés en 2013, seuls 34% ont survécu et sont allés au bout de leur plan n 2023. »
Mayday : Un autre point d’intérêt de l’étude concerne le sort des plans de sauvegarde et de redressement sur le long terme.
En effet, toujours dans le contexte de la valorisation d’entreprises en procédure collective et en particulier pour déterminer la valeur en poursuite d’activité, nous nous sommes demandés quelles étaient les chances que ces entreprises aillent au bout de leur plan. Avec les données d’Altares, nous avons regardé le sort des plans adoptés depuis 2013. On constate que pour les plans de redressement adoptés en 2013, seuls 34% ont survécu et sont allés au bout de leur plan en 2023. Le pourcentage est meilleur en sauvegarde. Il est de 53% de liquidation judiciaire, donc 47% de succès (c’est-à-dire que l’entreprise est allée au bout de son plan et a traité la totalité de son passif). On voit l’intérêt de la procédure de sauvegarde par rapport au redressement judiciaire, constituant ce qu’on pourrait appeler une prime à l’anticipation.
Mayday : Est-ce que vous avez réussi à isoler, depuis 2021, des plans qui auraient été adoptés avec classes de parties affectés ?
CG : Non, c’est une information difficile à compiler aujourd’hui car nous manquons de recul. Nous savons que le dispositif attire, que beaucoup d’entreprises en dessous des seuils demandent à bénéficier des classes de parties affectées. Il y a un réel engouement autour de cet outil. Et on constate une pratique plus en faveur du débiteur que ce qu’avait imaginé le législateur. Car, quand nous simulons un plan de cession ou de liquidation, le passif social pèse beaucoup, et il ne reste plus grand-chose à reverser aux créanciers. Il y a une telle dette sociale dans les entreprises en procédure collective que ce sont les créanciers sociaux qui captent la valeur ; dans certains plans, les chirographaires ne touchent que 15% de la créance, et cela étalé sur dix ans.
Mayday : Marie Waechter, cette question du passif social est-elle une spécificité française, liée au coût du travail chez nous, ou peut-on faire ce constat dans d’autres pays d’Europe ?
Marie Waechter : C’est un point que l’on aimerait explorer plus en détails avec notre groupe de travail européen, qui est piloté depuis Paris par les avocats restructuring de Deloitte Société d’Avocats. Il existe en France une protection sociale plus forte qu’ailleurs, avec un droit français très protecteur, et donc des passifs liés à ces créanciers privilégiés potentiellement plus importants qu’ailleurs en Europe. Cette spécificité française a un réel impact sur le traitement des procédures collectives.
« En France, les professionnels ont osé s’emparer des classes de parties affectées »
Mayday : Ce qui interpelle dans votre analyse, c’est l’application, parfois très différente, par les pays membres de l’Union européenne de la transposition de la directive. En France, vous observez une transposition de la directive finalement qui est restée à la faveur des débiteurs. Est-ce qu’il y a des pays où les créanciers ont pu garder ou prendre la main ?
MW : En effet, en Belgique, en Bulgarie et à Chypre, la première réaction a été de saluer l’introduction de ces nouveaux outils en ce qu’ils devraient permettre aux créanciers de contester plus facilement les plans de restructuration. Mais ces trois pays ont transposé la directive de manière très récente et, en réalité, ne l’ont pas encore vraiment mise en œuvre.
Ce qui est intéressant, c’est de voir qu’un même outil va pouvoir être appréhendé de manière différente selon la philosophie locale du droit des entreprises en difficulté, et selon le versant par lequel ce nouvel outil (qui était pensé pour être plutôt pro-créancier) va être abordé.
Tout le sujet est de savoir comment les différents pays communautaires vont s’approprier les règles. Pour l’instant, beaucoup de pays ne les ont pas encore vraiment mises en œuvre. Certains ont transposé la directive de manière très récente, il n’y a donc pas de jurisprudence. D’autres l’ont transposée il y a un certain temps déjà mais craignent de l’appliquer parce qu’ils redoutent le saut dans l’inconnu ou considèrent qu’ils ont déjà les outils suffisants pour traiter des difficultés des entreprises. Contrairement à l’Espagne, l’Allemagne, et la France, où l’on commence à avoir de la jurisprudence.
Par exemple, si l’on compare le Portugal et la France, qui ont à peu près les mêmes règles en matière de constitution de classe, on voit qu’en France, les professionnels ont osé s’emparer de l’outil pour défendre leurs clients, et cela même en-dessous des seuils en sauvegarde et redressement judiciaire, quand les entreprises n’y sont pas obligatoirement soumises. Au Portugal, ces mêmes outils sont appréhendés de manière différente et, pour le moment, sont regardés avec méfiance par la pratique, craignant un contentieux dont ils ne savent pas où cela les mènerait.
Mayday : Cela amène à nous questionner sur l’harmonisation du droit des entreprises en difficulté au niveau de l’Union européenne : est-elle réellement possible tant que les codes de commerces (et peut-être aussi les codes du travail) sont distincts d’un pays à l’autre ? Et est-il possible, voire souhaitable, de vouloir supprimer toute spécificité nationale ?
MW : L’harmonisation européenne va effectivement être compliquée, parce que tout le monde n’a pas transposé de la même manière, et tout le monde ne s’approprie pas les outils avec la même volonté. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est d’observer comment les choses peuvent se passer ailleurs, quel pays fait quoi, qui se l’approprie comment, et de réfléchir à ce que pourrait être les futures étapes d’une harmonisation. Nous ne sommes qu’aux prémices, et le chemin reste long. La bascule ne peut pas se faire du jour au lendemain car les enjeux sont extrêmement complexes. Il faut y aller petit à petit, sans faire table rase du passé, parce que chaque pays a sa philosophie du droit des entreprises en difficulté.
M : Sait-on déjà ce qui se prépare dans la prochaine directive ?
MW : Le projet évoqué en décembre 2022 est toujours en discussion et pourrait sortir d’ici la fin de l’année. Le législateur européen va revenir sur un certain nombre de points du droit des procédures collectives : le prepack, la nullité de la période suspecte, la responsabilité du dirigeant d’ouvrir une procédure dans un certain délai… Il ne revient pas sur la notion d’insolvabilité, qu’il aurait été intéressant d’uniformiser au niveau européen, mais il aborde d’autres sujets pour poursuivre la construction de ce droit. En France, nous sommes déjà bien avancés sur le sujet du prepack par exemple, mais ça n’est pas le cas de certains autres pays européens pour qui la marche à gravir va être plus haute.
Mayday : Quel mot de conclusion peut-on porter sur l’application des classes de parties affectées en France ?
MW : En France, le législateur l’a intégrée dans les sauvegardes accélérées (et en sauvegarde et redressement si certains seuils sont respectés) pour pouvoir tester les choses, voir comment ça évoluait, pour peut-être légiférer ensuite en diminuant les seuils et en généralisant la pratique.
Les praticiens ont pris ces nouveaux outils comme une avancée, et les ont même utilisés en deçà des seuils, avec un nombre de dossiers significatifs, ce qui place la France à la pointe dans l’utilisation de ces nouveaux outils.
Le dossier Orpéa a donné lieu à un certain nombre de décisions sur les sujets de composition de classes, de recours, d’intérêt à agir, etc. Donc les premiers éléments de jurisprudence arrivent. Maintenant il faut que tout cela se construise, et les praticiens français n’ont pas peur d’y aller et de s’approprier ces outils ouvrant un nouveau champ des possibles.
Propos recueillis par Théo Sztabholz