Mayday a rencontré Christophe Thevenot, Président du Conseil National des Administrateurs Judiciaires et Mandataires Judiciaires (CNAJMJ) et Administrateur Judiciaire Associé Gérant chez Thevenot Partners . A bâtons rompus, nous l’avons interrogé sur l’organisation et l’avenir de la profession.
Mayday : Vous êtes administrateur judiciaire et président du CNAJMJ, qui est l’organisation professionnelle nationale regroupant l’ensemble des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires. La profession d’administrateur judiciaire a connu une grande évolution au cours de son histoire : du syndic de la faillite à la séparation des administrateurs et des mandataires judiciaires. Ces dernières années, de nombreux administrateurs judiciaires se sont regroupés. Ce mouvement s’observe également chez les mandataires judiciaires. Le développement des procédures amiables semble aussi avoir joué un rôle important dans l’évolution de la profession. En tant qu’administrateur judiciaire et président du CNAJMJ, quel regard portez-vous sur l’évolution de cette profession dont l’organisation est, sauf erreur, presque unique au monde ?
Christophe Thevenot : Le modèle français est en effet unique. Des professionnels libéraux indépendants se sont organisés au fil des décennies pour répondre aux besoins des entreprises en difficultés et de leurs créanciers, sous le contrôle et la surveillance des pouvoirs publics. La loi prévoit que ces professionnels sont désignés par les tribunaux pour administrer les entreprises ou mettre en œuvre les procédures de liquidation, et leur titre est protégé. Dans les autres pays européens ce sont des experts comptables ou des avocats qui exercent ces fonctions, soit en complément de leur activité d’origine, soit en ayant segmenté leur offre de service de telle sorte qu’ils s’y consacrent exclusivement.
Bien que régulée, on doit constater que c’est le marché, une offre et une demande, qui a fixé et stabilisé le nombre de professionnels en France depuis au moins une trentaine d’année, et non un numérus clausus qui n’a jamais été prévu par les textes ni demandé par la profession. Vous évoquez les regroupements de professionnels, ce phénomène s’est en effet accéléré ces dernières années et j’y vois plusieurs causes : tout d’abord le souhait croissant de travailler en équipe et non plus de façon isolée, partager ses expériences et interrogations sur les cas rencontrés, diversifier l’origine des dossiers. Ensuite les professionnels ont bien conscience que leur pratique n’est pas à l’abri de la concurrence. Dans les années 2000 les pouvoirs publics de l’époque préconisaient que les grands cabinets d’audit soient désignés, comme c’est le cas en Angleterre ou en Europe du Nord. Face à cette menace « commerciale », les regroupements ont pris forme afin de pouvoir proposer aux entreprises des équipes plus étoffées, et une sorte de maillage territorial dont, à titre personnel, je ne suis pas convaincu de la pertinence. Une autre tendance de fond est observée, particulièrement chez les administrateurs judiciaires, c’est le nombre croissant de diplômés de grandes écoles qui rejoignent nos activités et ils sont souvent également avocats. Plus globalement le degré de technicité de l’ensemble des professionnels et collaborateurs s’est considérablement accru sur cette période, les textes et les tâches à accomplir dans le traitement des procédures collectives étant de plus en plus nombreux et complexes.
« Mon ambition est que nos activités fassent un bond en avant dans l’utilisation des outils numériques »
Les récentes lois de 2015 pour la croissance et l’économie ont, dans la même ligne de pensée qu’en 2000, souhaité promouvoir l’inter professionnalité des professions réglementées, en particulier entre le chiffre et le droit, et entre professionnels du droit. Sur un plan macro-économique, ces mesures ouvrent certainement des potentialités et favorisent la concurrence mais elles ne sont pas adaptées aux fonctions particulières que la loi assigne aux administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires et qui exige d’eux une indépendance totale.
La proposition de directive européenne du 22 novembre 2016 ne dit pas autre chose lorsqu’elle préconise que « les Etats membres veillent à ce que les médiateurs, les praticiens de l’insolvabilité et les autres praticiens désignés dans les affaires de restructuration, d’insolvabilité et de seconde chance reçoivent la formation initiale et continue nécessaires pour assurer que leurs services soient fournis avec efficacité, indépendance, compétence et impartialité à l’égard des parties ». Elle ajoute que les praticiens devraient élaborer et respecter des codes de bonne conduite ainsi que mettre en place des mécanismes de surveillance de leurs prestations.
Le modèle français est le plus abouti sur ce point et il est paradoxal de promouvoir un affaiblissement de cette contrainte d’indépendance alors que nos voisins européens, en particulier l’Allemagne, cherchent à accroître la spécialisation de ses praticiens.
Vous avez également évoqué dans votre question la prévention des difficultés et le développement des procédures amiables. Ces procédures ont été sollicitées en 2017 par environ 2 000 entreprises, représentant près de 500 000 emplois – à titre de comparaison il y a eu en 2017 environ 1 200 ouvertures de procédure de sauvegarde et 16 500 redressements judiciaires. On connait l’efficacité de ces procédures amiables, avec un taux d’accords obtenus permettant la poursuite de l’activité in bonis de plus de 70%. Elles ont été créées par les tribunaux de commerce à partir de la crise immobilière de 1991, et se sont développées depuis car elles avaient des atouts, le premier d’entre eux étant la confidentialité, le second la nécessité d’un consensus entre les parties. Quelques administrateurs judiciaires se sont spécialisés à l’époque sur ces matières, en particulier à Paris, et la pratique s’est ensuite étendue sur le territoire. Il est intéressant de noter que ce sont la plupart du temps des administrateurs judiciaires, et parfois des mandataires judiciaires, qui sont désignés mandataires ad hoc et conciliateurs, alors que la loi est ouverte à la désignation de toute personne. La raison en est qu’ils sont spécialistes de la matière, un peu comme le chirurgien qui est consulté en amont d’une opération pour justement l’éviter, et qu’ils sont indépendants à l’égard des parties puisqu’ils ont l’interdiction d’avoir d’autres activités.
« Vis-à-vis des pouvoirs publics, je leur lance un appel, celui d’avoir une vision positive et dynamique de nos activités et des acteurs que nous sommes »
Mayday : A quelles évolutions devons-nous nous attendre pour les prochaines années ? Plus précisément, quelles évolutions appelleriez-vous de vos vœux ?
CT : L’évolution qui se dessine sous nos yeux, et dont la vitesse dépendra des lois futures concernant les statuts des professionnels, est la concentration.
Les cabinets d’administrateurs judiciaires et de mandataires judiciaires s’étoffent, se regroupent, mettent en commun des moyens et il y aura à termes quelques structures nationales et régionales qui traiteront la plupart des dossiers dont notamment les plus importants. La conséquence d’une concentration, surtout sur un marché limité et actuellement en baisse drastique, est que les professionnels non membres de ces structures seront contraints d’adopter une organisation minimale pour rester viables avec un nombre de dossiers plus faible et de moindre importance.
C’est le risque d’une profession à deux vitesses alors que les responsabilités sont les mêmes quelle que soit la taille du dossier.
Une autre évolution provient du rebond de l’économie, dont il faut évidemment se réjouir, mais qui se traduit par une baisse massive du chiffre d’affaire des cabinets. Certains s’attendent à le voir réduit de 30% à 40% très prochainement, car vous savez qu’il y a un délai important entre l’ouverture des affaires et l’encaissement des honoraires, de l’ordre de 12 à 24 mois. Dans ces conditions nous nous attendons à des réductions d’effectifs, voire des défaillances. La réduction par le pouvoir réglementaire des tarifs de 10% en deux ans, en 2016 et en 2018, malgré nos alertes, aggrave le phénomène.
Enfin, l’évolution la plus structurante à laquelle nous devrons nous adapter, le cas échéant, est celle de l’orientation de la loi de sauvegarde elle-même : Elle privilégie le maintien de l’activité et de l’emploi y attaché, et en dernier lieu le remboursement des créanciers. Les autres législations de nos voisins européens privilégient le remboursement des créanciers, et en deuxième lieu le sauvetage de l’activité et de l’emploi si cette solution est au moins identique à celle d’une liquidation pour les créanciers.
En réalité, on voit bien que les modèles se rapprochent, la législation française redonnant par touches successives le poids, perdu en 1985, aux créanciers et l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie pour ne citer que ceux-là, ayant progressivement introduit dans leurs lois des procédures de sauvetage d’entreprise, pour le maintien de l’emploi et d’activité, en imposant quelques efforts aux créanciers. Il n’est pas certain d’ailleurs qu’un modèle soit plus efficace que l’autre. Ne serait-ce qu’en terme de recouvrement de créance à l’égard de sociétés insolvables, la France est classée au même rang que le Danemark, le Royaume Uni, la Belgique, la Suisse, l’Autriche, les Pays Bas et l’Allemagne par l’étude annuelle sur le recouvrement menée par EulerHermes, qui note que les chances de recouvrement pour un créancier chirographaire sont aussi faibles dans chacun de ces pays.
Parmi les évolutions que j’appelle de mes vœux, j’en développerai deux, la digitalisation de nos professions, et une politique claire de la part des pouvoirs publics.
Mon ambition est que nos activités fassent un bond en avant dans l’utilisation des outils numériques, au-delà de ce qui existe déjà dont notamment le Portail Creditors Services, premier portail en Europe permettant la déclaration de créance en ligne sécurisée, ainsi que d’autres actes de procédure, et au-delà de l’adaptation déjà réalisée par un grand nombre de professionnels qui ont mis en place des interfaces permettant un dialogue plus rapide et plus fluide avec leur environnement. Je pense aux data room pour les plans de cession, aux accès directs aux dossiers par les créanciers, les salariés, les juges… à la dématérialisation des courriers et rapports. Pour imaginer et mettre en œuvre cette stratégie digitale, dont les effets doivent être rapides, le conseil national travaillera avec un cabinet spécialisé et met en place un DSI afin de coordonner l’ensemble des prestataires actuels.
Vis-à-vis des pouvoirs publics, je leur lance un appel, celui d’avoir une vision positive et dynamique de nos activités et des acteurs que nous sommes. La dernière baisse du tarif en février dernier a exprimé l’inverse : aucune concertation préalable, aucune étude d’impact, cela n’est pas satisfaisant. J’ai donc organisé une réunion avec les administrations concernées, la DGCCRF, l’Autorité de la concurrence, la Chancellerie. Il n’y a pas de sujet dont nous ne puissions parler, sans tabou ni idéologie. Ma conviction est qu’il nous faut nous reposer quelques questions simples, quels sont les objectifs de la loi sur les procédures collectives ? Quelles rémunérations pour les prestations visant à atteindre ces objectifs ?
Les professionnels attendent aussi des pouvoirs publics une politique claire sur l’indépendance que l’on attend d’eux. Devons-nous rester des spécialistes sous une contrainte forte de pratique exclusive, limitant les risques de conflit d’intérêt ou les fonctions d’administrateur judiciaire et de mandataire judiciaire doivent-ils être dans un champ de concurrence totale ? Aujourd’hui nous sommes dans un entre-deux instable et préjudiciable aux investissements que nous devons mener. Les Huissiers se sont vus ouvrir la possibilité d’être désignés en liquidation judiciaire, demain les Commissaires aux comptes ? pourquoi pas, mais dans ce cas ouvrons carrément les possibilités de désignation et permettons aux administrateurs judiciaires et mandataires judiciaire d’exercer d’autres activités. Je ne sais pas si au final le traitement des dossiers en bénéficiera, mais au moins nous seront à armes égales et nous ferons valoir nos compétences.
« Je dirai que l’échec d’un projet économique n’est pas un échec personnel. Une vie d’entrepreneur est faite d’épisodes, la fin de l’un, quelle que soit son issue, ne détermine pas nécessairement le suivant, qui reste à écrire »
Mayday : Vous intervenez aux côtés des entreprises et des entrepreneurs et êtes au contact des salariés. Vous êtes au cœur du traitement des difficultés, on imagine que votre quotidien est extrêmement riche humainement, mais parfois douloureux. L’administrateur vit-il son métier à cœur ouvert ou doit-il d’abord garder une certaine distance avec ses administrés ?
CT : Je suppose que cela dépend grandement du caractère du professionnel, mais il faut évidemment faire preuve d’humanité à l’égard des personnes que nous rencontrons. Qu’elle soit dirigeante, actionnaire ou salariée, cette personne nous voit et nous travaillons avec elle parce que la situation le commande et cette situation est source de stress. Je ne dirais pas qu’il faut de la distance, plutôt un comportement professionnel, mélange d’objectivité et de responsabilité.
Mayday : Qu’auriez-vous envie de dire aux entrepreneurs qui échouent et à ceux qui hésitent à entreprendre ?
CT : Pour les deux je dirai que l’échec, ici l’échec d’un projet économique, n’est pas un échec personnel d’une part et, d’autre part, qu’une vie d’entrepreneur est faite d’épisodes et que la fin de l’un, quelle que soit son issue, ne détermine pas nécessairement le suivant, qui reste à écrire.
Je leur rappellerai aussi les statistiques : près d’une entreprise sur deux qui est en redressement judiciaire trouve une solution ! Presque trois sur quatre en sauvegarde !
Propos recueillis par Cyprien de Girval et Bastien de Breuvand
Christophe Thevenot est Administrateur judiciaire, associé gérant chez Thevenot Partners
Après une expérience professionnelle dans l’aéronautique au Canada, puis dans un cabinet d’avocats spécialistes du droit de l’insolvabilité, Christophe Thevenot a installé son cabinet d’administrateur judiciaire en 1997. Il s’est spécialisé dans la prévention des difficultés : mandats ad hoc, conciliations.
Président du Conseil National des Administrateurs Judiciaires et Mandataires Judiciaires (CNAJMJ), Président d’honneur de l’ASPAJ, Association syndicale professionnelle des Administrateurs judiciaires. Ancien membre du CNAJMJ (2004 – 2008) Membre du Conseil d’Orientation et Maître de Conférences à HEC Entrepreneurs.
Il est diplômé de Harvard Business School (AMP), titulaire d’un Mastère spécialisé HEC Entrepreneurs et diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce de Marseille (Euromed).